Interview avec Fabien Bouglé - expert en politique énergétique

2023-04-14
Temps de lecture 13 min
Fabien Bouglé est un expert en politique énergétique. Ses alertes ont, notamment, contribué à ce que le gouvernement français mette fin au rachat de l'électricité des éoliennes en mer à des prix exorbitants. Il est l’auteur de Nucléaire les vérités cachées (2021) et Eoliennes la face noire de la transition écologique (2019).

 

Patrick Edery : Le plus frappant dans vos prises de parole et écrits, ce sont les efforts considérables que l’Allemagne déploie pour faire pression, directement et indirectement, sur le gouvernement français afin de détruire le dernier avantage compétitif de la France, sa filière nucléaire. Pourquoi ?

Fabien Bouglé: C’est bien difficile de décrire en quelques lignes ce qui a fait plusieurs chapitres dans mon livre Nucléaire les vérités cachées. Nous sommes en réalité dans une opposition frontale entre deux modèles : l’« Energiewende » allemand initiée et promue par Gerhard Schröder, et qui supposait un mix d’énergies éolienne et solaire couplées avec des centrales au gaz (provenant de Russie via Nord Stream 1 et 2), et le mix français d’énergies nucléaire, renouvelable et hydraulique. En termes climatiques, l’Energiewende est un échec retentissant, l’Allemagne est le mauvais élève de l’Union européenne en émettant 8 fois plus de gaz à effet de serre que la France. La cour fédérale des finances avait eu, ces dernières années, l’occasion d’alerter sur les risques de coupures et l’explosion de la facture électrique des Allemands : en vain.  En outre, l’Allemagne a créé une vaste filière industrielle basée sur ce modèle : les éoliennes représentant ainsi 200.000 emplois. La France avec son parc électro nucléaire produit 70% de son électricité, et sa filière représente 400.000 emplois directs, indirectes et induits. Comme toutes les centrales nucléaires sont amorties depuis au moins 20 ans, elles permettent à la France de disposer d’une électricité pas chère, fiable et compétitive. Ce qui a une grande importance pour sa compétitivité et sa croissance.

L’Allemagne n’a jamais accepté le nucléaire français, et cela remonte aux actions d’agitations et les manifestations contre le surgénérateur Superphénix qui mangeait les déchets nucléaires en produisant de l’électricité. A l’époque, il y avait beaucoup d’Allemands dans les manifestations à Creys Malville. Pour de nombreuses raisons, l’Allemagne voit d’un très mauvais œil le nucléaire français : il permet à la France de disposer d’une électricité abordable, d’assurer son indépendance énergétique, de diminuer sa dépendance aux fossiles, d’assurer la décarbonation de son mix électrique, et de pouvoir disposer de l’arme nucléaire. En ce sens, le nucléaire place la France dans les pays pilotes en Europe. Grâce au nucléaire, la France conforte sa place des grandes nations qui siègent au conseil de sécurité de l’ONU.  Et, en tant que pays vaincu de la seconde guerre mondiale, l’Allemagne ne supporte pas l’avantage géopolitique de la France avec son nucléaire, et de ce fait notre voisin et « partenaire » européen joue avec le feu en remettant gravement en cause le traité Euratom ; traité fondateur de l’Union Européenne signé le 27 mars 1957 - le même jour que le traité de Rome. Ce traité définit les conditions d’un développement de la Communauté européenne basée sur l’industrie nucléaire. Ce faisant, en menant une guerre contre le nucléaire, l’Allemagne créé une onde de choc systémique qui remet en cause l’une des fondations de l’UE, et cela est très dangereux pour la paix en Europe.

Pourriez-vous, s’il vous plaît, pour nos lecteurs, dresser un tableau des agissements de l’Allemagne?

La guerre contre le nucléaire français se fait à trois niveaux :

A l’échelle européenne, l’Allemagne a littéralement infiltré les institutions liées à l’énergie. Le départ de la Grande Bretagne a en quelques sorte facilité la tâche à l’Allemagne qui a opportunément investi tous les rouages décisionnels sur ce thème. Un rapport de l’Ecole de Guerre Economique français intitulé : « J’attaque ! Comment l’Allemagne tente d’affaiblir durablement la France sur la question de l’énergie » explique parfaitement comment le pays anti-nucléaire a procédé à des opérations d’infiltration économique couplées à l’installation à Bruxelles de nombreux lobbys éoliens comme Agora-Energiewende.

A l’échelle française, l’Allemagne a installé au sein même du ministère de l’Ecologie une officine de promotion du modèle allemand d’Energiewende intitulée l’OFATE . Cet organisme de droit allemand a son siège à Berlin au ministère fédéral de l'Economie et du Climat, mais ses bureaux sont situés en France au sein de la DGEC, à savoir la direction du ministère de l’Ecologie chargée justement de la politique énergétique de la France (Bureau MTE DGEC 26S29). Pour être plus clair : le lobby éolien allemand qui comprend parmi ses membres Greenpeace est installé dans le cœur du pouvoir énergétique français.

Et enfin, il y a l’ensemble des officines dites écologistes en lien avec l’Allemagne qui agissent plutôt comme des mercenaires économiques visant à détruire l’image du nucléaire. C’est le cas de Greenpeace qualifié par Thibault Kerlirzin dans son livre sur l’officine de « mercenaire vert », n’hésitant pas à mener des opérations illégales d’intrusions dans nos centrales nucléaires ou même, pire, à projeter un drone contre un réacteur nucléaire. Cette organisation qui a des partenariats avec des fabricants d’éoliennes couple ses actions aves des opérations juridiques de guerre économique à Bruxelles. Ces opérations visent à disqualifier le nucléaire vis-à-vis de l’opinion publique. WWF également ne s’occupe pas que de pandas et mène une véritable offensive, dont l’objectif est le démantèlement d’EDF afin de fragiliser la filière nucléaire française. On est loin de la protection des espèces protégées. Tous ces officines sont en liaisons très étroites avec leur siège allemand. Et tous ces acteurs sont clairement mentionnés dans une brochure publiée pages 77 et 79 par le ministère des Affaires étrangères allemand intitulée « Qui est qui dans l’Energiewende allemand ? »

Jusqu’il y a encore peu, en France, tous les dirigeants des partis de gouvernement, les hauts-fonctionnaires et journalistes mainstream présentaient l’Allemagne comme une puissance bienveillante et un exemple à suivre. Aucun ne remettait en cause le dogme du « couple franco-allemand ». Et tout d’un coup, vous déboulez comme un chien dans un jeu de quilles, vous êtes invité dans plusieurs médias mainstream et êtes écouté en « haut lieu » pour dénoncer la guerre de l’énergie que nous mène l’Allemagne. Que s’est-il passé ?

Mon livre Nucléaire les vérités cachées est sorti en octobre 2021, juste avant la volte-face présidentielle qui envisageait le financement des petits réacteurs modulaires. J’y exposais la guerre énergétique avec l’Allemagne et expliquais de manière documentée et sourcée comment nous allions dans le mur avec la politique menée jusqu’alors. Ce livre, vendu depuis à 10.000 exemplaires, a été distribué à tous les parlementaires français. Toutes les informations mentionnées sont factuelles et implacables. Dans mon chapitre 7, intitulé « Baisse du nucléaire : augmentation des factures et des coupures », j’expliquais que nous allions droit vers des coupures d’électricité à grande échelle et vers une explosion des factures électriques. Les faits m’ont donné raison, et je ne pensais pas que mes prévisions allaient survenir aussi rapidement, sachant que la crise gazière couplée à la guerre en Ukraine a accéléré le phénomène. La baisse de disponibilité de nos centrales nucléaires, liée à un principe de précaution poussé à l’extrême en raison de cette propagande antinucléaire, a accéléré cette baisse du nucléaire et donc le risque de coupure et d’augmentation des factures.

Aucune des informations mentionnées dans mon ouvrage n’a été contestée par quiconque et j’espère avoir contribué à éveiller les esprits sur cette question extrêmement grave. Je pense que les journalistes ont conscience que la situation est grave et je les remercie infiniment de m’avoir laissé m’exprimer sur ce sujet de la plus haute importance et même vitale pour notre pays et la paix en Europe.  

Que pensez-vous de la Commission d’enquête parlementaire « visant à établir les raisons de la perte de souveraineté et d'indépendance énergétique de la France » ?

L’ensemble des membres de cette commission d’enquête ont reçu mes deux livres et je me réjouis que les auditions aient mis en lumière le sabotage politique du nucléaire français. Il reste que le réel travail d’analyse de la situation n’a pas été fait : aucune audition sérieuse des officines antinucléaires, aucune analyse approfondie du rôle de l’Allemagne, aucun approfondissement, lorsque les principaux responsables de la crise énergétique française, François Brottes et Xavier Piechaczyk, ont été auditionnés. Lors de son audition, l’ancien Président d’EDF, Henri Proglio, a expliqué que l’Allemagne voulait détruire EDF, laissant le rapporteur et le président de la commission de marbre. Cette information capitale n’a suscité aucune réaction et aucun intérêt. Dans une confrontation télévisée que j’ai eu sur CNEWS avec le rapporteur de la commission d’enquête, le député Antoine Armand considérait que mettre en cause l’Allemagne dans cette affaire relevait de complotisme.

Cela est très inquiétant quand on sait le bras de fer considérable qui survient actuellement entre la France et l’Allemagne au sujet du nucléaire. Récemment, le journal Le Monde titrait un article « A Bruxelles, la guerre du nucléaire entre l’Allemagne et la France fait rage ». Je crains que le rapporteur de la commission d’enquête ne se soit très largement décrédibilisé sur sa lucidité à comprendre réellement ce qui se passe au sujet de l’énergie. Ayant bien écouté les différentes auditions, je crains que la commission ne soit passée à côté de l’enjeu et n’ait abordé que le premier degré de l’affaire. Des personnalités essentielles ont été oubliées. Elles avaient des choses très importantes à divulguer. Il est dommage qu’elles n’aient pas été entendues. Si la commission a eu le mérite de mettre en lumière des choses déjà connues, elle est passée à côté du réel sujet : la guerre de l’énergie avec l’Allemagne.

Pensez-vous que, cette fois, Paris a vraiment compris et va défendre sa filière nucléaire et ne pas se laisser, encore une fois, mener par le bout du nez par Berlin ? Surtout, sachant que les lobbys anti-nucléaires sont très présents dans les administrations et les médias publics ?

Je pense que oui. L’État profond français semble avoir pris en compte que la France et l’Europe étaient en grand danger si la discrimination du nucléaire persistait dans les instances européennes. Cela se traduit par un volontarisme fort et déterminé de nos gouvernants sur le sujet du nucléaire. Je crois que cette disruption énergétique est désormais définitive et que nous allons entrer dans une période de grand développement du nucléaire en France et en Europe. La France était un peu l’enfant gâté de l’Europe pour son électricité et ne se rendait pas compte de la chance dont elle disposait avec son patrimoine nucléaire. Les risques de coupures d’électricité cet hiver ont été un véritable électrochoc et ont accéléré la prise de conscience que le parc nucléaire était un atout extraordinaire non seulement pour la France, mais aussi pour l’Europe. En ce sens, je crois à une solidarité européenne fondée sur le développement du nucléaire. Le bras de fer actuel avec l’Allemagne montre la solidité de la position de la France sur le sujet, et je me réjouis que nos gouvernants soient déterminés sur le sujet. Il reste un gros travail de lucidité sur l’infiltration antinucléaire de nos institutions, et là, on peut constater que les dernières nominations vont dans le bon sens.

Où en sommes-nous au niveau européen ? Il semblerait que la France et la Pologne aient forgé, avec quelques autres pays d’Europe centrale, une alliance sur le nucléaire ?

Oui, la France avec d’autres pays européens dont la Pologne a mis en place une alliance que j’appellerai l’ « Alliance Euratom ». Au fond, cette réunion de pays vise à renouer avec la lettre et l’esprit des pères fondateurs de l’Union européenne, basée sur l’industrie nucléaire du traité Euratom. Le nucléaire est une chance pour la Pologne, dont le mix électrique est fortement basé sur le charbon, et ce ne sont pas quelques éoliennes qui vont changer la donne. Seul un développement du nucléaire permettra, en Europe, de répondre au souci de décarbonation électrique, tout en établissant une souveraineté énergétique qui lui manque tant. Je suis très optimiste et suis persuadé que la paix et la stabilité en Europe ne pourront se faire que par un développement fort de cette industrie garante de croissance économique et d’emplois non délocalisables. C’est pour cette raison que la France, la Pologne et tous les autres pays doivent persévérer dans cette voie. 

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