Il semble de plus en plus difficile de nier le choc des civilisations d'Huntington. L'Ukraine est le lieu du choc entre les civilisations occidentale et slave-orthodoxe ; Israël entre l'Occident et l'islam. Pour Huntington, les civilisations soumises à l'occidentalisation du monde allaient renforcer leur identité et se révolter contre la civilisation occidentale par réaction ; la civilisation islamique étant la plus sensible à ce mécanisme, car elle se sent à la fois humiliée par l'Occident et résiste particulièrement au modèle démocratique.
Sa grille d'analyse est intéressante à deux égards. D'abord, elle nous offre une théorie générale susceptible de décrire de manière, a priori, cohérente et unifiée l'ensemble des interactions fondamentales actuelles. Mais surtout, elle nous permet d’appréhender le mode de pensée de ceux qui nous ont choisis pour ennemis. Car si nous avons du mal à admettre, par notre universalisme, ce choc des civilisations, les penseurs russes Alexandre Douguine et chinois Zhang Weiwei, donnant un cadre idéologique aux ambitions impérialistes de Moscou et Pékin, non seulement collent totalement au choc des civilisations d'Huntington, mais en plus l'appellent de leurs vœux. Ils développent la notion d'État civilisationnel par opposition à la notion d'État-nation, fondement de nos démocraties européennes. Pour le Russe, le monde doit s'agréger en États civilisationnels, en empires (chinois, russe, turc, iranien, arabe/musulman, etc.), une forme d'organisation politique supranationale avec un centre de décision stratégique unique (l'Empereur) ayant une autorité sur une aire civilisationnelle. Pour ce faire, il faut que l'Occident soit battu, car par son hégémonie, il empêche l'avènement de ce nouvel ordre mondial. Pour le Chinois, le modèle occidental est une menace pour tout ce qui fait la Chine ; aussi il faut que Pékin s'y oppose en créant sa propre voie en adéquation avec le modèle civilisationnel chinois et influencer le monde pour que tous les pays fassent de même. Comme on le voit, les plus virulents sont les Russes, qui proposent à la Chine, la Turquie, l'Iran et l'Algérie de profiter de la faiblesse supposée de l'Occident pour le déborder en rétablissant tous en même temps leurs autorités sur leurs aires civilisationnelles. La Russie a intérêt à un monde multipolaire basé sur des relations de force, car elle est fondamentalement faible économiquement et technologiquement par rapport à des pays comme la Chine ou les États-Unis. La Chine, elle, pour l'instant, a par contre intérêt à affirmer son autorité sur son aire civilisationnelle et à être entourée, non de grands pôles, mais de petits États qu'elle pourra influencer profondément grâce à son poids économique. La différence entre les objectifs russes et chinois reste malgré tout ténue, et c'est pour cela qu'ils peuvent converger à tout moment. L'invasion de l'Ukraine par la Russie est un aveu de faiblesse, car elle n'a pas su la garder dans son aire civilisationnelle slave-orthodoxe (selon Huntington) par le soft power. Kiev s'est détournée du « modèle civilisationnel russe » pour l'Occident. De même que Taïwan, ce qui pourrait un jour ou l'autre pousser Pékin à l'envahir. Vous remarquerez d'ailleurs que l'Ukraine et Taïwan sont deux pays hors aire occidentale qui, au lieu de se retourner contre l'Occident, décident d'y adhérer.
La « théorie générale » d'Huntington montre ses limites quand on essaie d'analyser les interactions particulières, dans le détail de chaque pays qui ont des intérêts divergents et des stades de développement économiques et sociaux différents. Ainsi, l'Iran, qui fait partie de l'aire islamique, est sûrement l'un des pays où la société, dans les villes, est plus proche de celles des démocraties européennes que celles des pays arabes. D'ici une génération, il est probable que le régime des mollahs soit remplacé par un régime démocratique. Au sein des pays arabes, donc de l'aire islamique, il n'y a pas plus opposés que le Maroc et l'Algérie : leurs sociétés, leurs régimes, leurs économies, tout les différencie. Le premier est même allié des États-Unis, le second de la Russie. Qui a prévenu Israël qu'elle allait être attaquée par le Hamas ? L'Égypte. L'Égypte, dont un tiers des importations de gaz dépendent d'Israël et qui souhaite augmenter cette part. L'Égypte lutte depuis des décennies contre les frères musulmans, dont est issu le principal ennemi d'Israël, le Hamas. L'Arabie saoudite, au combien représentative de l'aire islamique, lutte aussi contre les frères musulmans. Avec Israël, elle partage le même grand rival : l'Iran, qui arme les Houthis ennemis des Saoudiens et des Israéliens. De plus, Riyad a investi des sommes colossales dans les bourses américaines et européennes, elle n'a aucun intérêt à une défaite de l'Occident. Comme il n'y avait pas à craindre une guerre nucléaire si l'on ne cédait pas à Poutine sur l'Ukraine, il est peu probable que le « monde arabe » s'embrase, les régimes sur place aux intérêts divergents cadenassent bien trop leurs peuples, dont ils ont peur, car en Algérie, en Égypte et en Iran, des manifestations mal encadrées pourraient les dépasser et les renverser. De plus, les pays arabes croulent sous leurs contradictions. Ils crient leur soutien à leurs « frères » Palestiniens, mais aucun ne veut les accueillir. La « rue » arabe crie sa haine de l'Occident, mais est prête à tout pour y vivre. C'est avant tout un anti-occidentalisme d'État qui existe dans ces pays, principale excuse pour couvrir les échecs des gouvernants. Seul l'antisémitisme est partagé dans ces sociétés. Où étaient tous ceux qui protestent contre Israël, quand l'Arabie saoudite tuait des centaines de milliers d'Arabes yéménites ou quand les islamistes tuaient et torturaient des dizaines de milliers d'Arabes ou d'Africains ?
Nous nous alarmons de la possibilité du déclenchement d'une troisième guerre mondiale, mais ne serait-on plutôt entré dans une seconde guerre froide ? Comme pendant la « première » guerre froide, il y a deux blocs : l'Occident contre les deux principales anciennes puissances communistes : la Chine et la Russie, agrémentées de quelques proxies de l'époque : Algérie, Burkina Faso, Syrie, Iran, Corée du Nord. Et un tiers monde que l'on appelle aujourd'hui les « pays émergents », errant de l'un à l'autre des deux blocs au gré de leurs intérêts. La principale différence avec la première guerre froide, c'est que les États-Unis sont bien moins influents en Amérique latine, que les Occidentaux se retirent de l’Afrique, que les Européens se sont quasiment désarmés, et que la Russie a perdu les pays de l'Europe de l'Est. Mais sinon, comme pendant la guerre froide, il n'y a pas de confrontations directes, feu nucléaire oblige. C'est peut-être la « bonne nouvelle » que nous ne voyons pas. Jusqu'à présent, les deux blocs ne se confrontent directement nulle part. Nous armons les Ukrainiens, mais comme les États-Unis le faisaient avec les Afghans, la Russie soviétique avec Cuba et divers rebelles en Afrique, en Asie et en Amérique latine, ou encore la Chine avec la Corée du Nord. Même l'Iran n'attaque pas directement Israël, mais via ses proxies Houthis yéménites, Hamas, Hezbollah. C'est une « bonne nouvelle », car cela démontre que ceux qui nous ont désignés comme ennemis ne sont pas suicidaires.
Alors certains diront qu'au temps de la guerre froide, les idéologies capitalistes et communistes s'affrontaient. Mais là aussi, nous pouvons faire un parallèle entre démocraties et régimes autoritaires qui s'affrontent, non plus sur le terrain économique, mais sociétal. Écoutez bien les discours de Vladimir Poutine ou Xi Jinping, ils dénoncent les théories du genre, le wokisme, notre promotion des LGBT et des immigrés au détriment des populations majoritairement autochtones et hétérosexuelles. Ce discours a un écho certain chez nous. Comme au temps de l'URSS, les communistes occidentaux étaient au pire les agents, au mieux les idiots utiles de l'impérialisme de la Russie soviétique, et en même temps ont permis d'endiguer un capitalisme débridé par la peur que les ouvriers passent tous chez les « Rouges » et fassent la révolution. En Europe, la peur que les populations « périphériques » adhèrent au « national-populisme » ou à l'islamisme commence aussi à limiter le progressisme débridé d'une grande partie des élites européennes sur des sujets qui suscitent le rejet d'une grande majorité de la population, comme par exemple l'immigration massive ou encore les conférences sur les « trans » à l'école.
Pour l'instant, l'objectif de la Russie et de ses alliés iraniens et algériens est de nous mener une guerre hybride, pour nous éroder, car ils supposent, peut-être à raison, que nos sociétés ne sont plus capables d'endurer la moindre privation et sont dans une telle immédiateté qu'elles ne peuvent supporter des guerres longues. La rapidité avec laquelle nous avons mis de côté l'Ukraine tendrait à leur donner raison. Il faut aussi bien se rendre compte que ces pays nous mènent une guerre hybride car ils sont bien trop faibles pour en mener une autre en attendant que la Chine accepte d'entrer dans le jeu. Pékin ne le fera pas tant qu'elle ne sera pas rassurée sur au moins deux points : d’abord, après l'épisode Prigojine, la solidité du régime de Poutine, et puis, sa capacité à gagner, au moins à ne pas perdre, en Ukraine. Aussi, la Chine ne devrait pas prendre de décision a minima avant les élections présidentielles russes de mars 2024. En attendant donc la Chine, le bloc anti-occidental (Russie-Iran-Algérie-Libye-Burkina-Mali-Niger) va tout faire pour nous déstabiliser en soufflant sur les braises partout, en Afrique, au Moyen-Orient, chez nous, en amplifiant leur guerre informationnelle dont le but est d'engendrer une rage populaire. Et aussi sûrement en favorisant de grandes vagues migratoires (comme la Russie l'a fait en 2021 via la Biélorussie contre la Pologne), des attentats (comme le faisait l'URSS avec la Bande à Baader qui contribua à un schéma d'insécurité et de peur en Europe), des émeutes, des sabotages et la désinformation via son nid d’agents d’influence, comme au bon vieux temps du PCF et de l'URSS, prônant le pacifisme ou le « rassurisme » pour nous empêcher de nous réarmer. La différence avec les années 70-80 est que nous n'avons plus la volonté de nous battre et peut-être même de nous défendre. Nos élites sont devenues maladivement impotentes. Un seul islamiste en scooter a bloqué pendant toute une nuit la ville de Bruxelles, capitale de l'UE. Avec deux ou trois coups de fil d’alertes à la bombe, des gares, des aéroports, des lycées et des musées ont été fermés.
Nous pourrions basculer d’une seconde guerre froide à une troisième guerre mondiale si la Chine envahissait Taiwan. Pékin alors fournira en quantité industrielle de l’armement aux Russes et aux Iraniens afin qu'ils passent à l’étape supérieure, celle du « plan russe » d'attaquer simultanément l’Occident. Les Iraniens bloqueraient, via des attaques sur les monarchies pétrolières et le détroit d'Ormuz, les livraisons de pétrole, vitales pour nos économies. Si en plus du front pacifique, l'US-Army devait soutenir une guerre dans le détroit d'Ormuz déclenchée par l'Iran, toutes ses capacités de projection seraient utilisées. Imaginez qu'en plus et en même temps, la Russie, via ses alliés Algériens, Libyens, Maliens, Burkinabè, etc., non seulement organisait un grand chaos migratoire au Sahel, déstabilisant toute l'Europe occidentale, mais aussi attaquait les pays baltes grâce à des moyens humains et militaires chinois. Que ferions-nous alors ? Serons-nous prêts à déclencher une troisième guerre mondiale ? Si oui, avec quels moyens ? Ou laisserons-nous faire et contenterons-nous d’une seconde guerre froide ? Même les États-Unis iront-ils jusqu’à envoyer des Américains se battre à Taiwan ? La détermination de ceux qui nous ont désignés comme ennemi n’est plus à démontrer ; aussi, ce passage d’une seconde guerre froide à la troisième guerre mondiale dépendra de notre volonté de résister - ou non.
Nous aurions pu éviter de nous poser ces questions en armant massivement l’Ukraine pour qu’elle batte la Russie et en nous réarmant. Hélas, nous en sommes encore à nous demander quand les F16 arriveront, ou non, en Ukraine ; quel « char du futur » il nous faut ; et si les Allemands vont participer au programme britannique ou français de « l’avion du futur ». L’Europe réfléchit bien plus à la mise en place de dispositifs pour accueillir les migrants illégaux que pour les empêcher d’arriver. On dirait Constantinople discutant du sexe des anges alors que les Turcs étaient en train de prendre cette ville. Nous sommes au final les meilleurs alliés de ceux qui nous ont désignés comme ennemi.
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