Philippe Fabry : De la nécessité d’une alliance franco-polonaise, contrepoids aux hégémonies allemande et russe
Interview de Maître Philippe Fabry, docteur en droit, historien, géopolitologue et essayiste français, auteur notamment de : « Rome, du libéralisme au socialisme » et de « l’Atlas des guerres à venir ».
Patrick Edery : Dans une tribune publiée en France vous avez récemment parlé de l’intérêt d’une alliance franco-polonaise, en faisant référence au général de Gaulle. Pouvez-vous nous expliquer ce que vous entendez par l'alliance franco-polonaise et en quoi elle est essentielle pour l'équilibre en Europe ?
Philippe Fabry : En deux mots, l'alliance franco-polonaise est un axe de coopération qui aurait dû se renforcer ces dernières années en réponse aux menaces géopolitiques qui pèsent sur l'Europe. L'idée eut été de créer un contrepoids à l'alliance germano-russe, qui est une réelle menace pour la stabilité et la sécurité du continent. Comme je l’ai écrit, l'assainissement des relations au sein de l'Union européenne ne repassera dans les mois et les années qui viennent que par un rééquilibrage des relations de la France dans le sens de sa géostratégie permanente, c'est-à-dire de l'alliance franco-polonaise, seule à même de bâtir, entre la Russie et l'Allemagne, le contrepoids nécessaire à éviter les débordements hégémoniques de l'un et l'autre - même si les modalités de l'hégémonie allemande sont évidemment plus policées que celles de l'impérialisme russe.
Pourquoi pensez-vous que l'alliance germano-russe est une menace pour l'Europe ?
Je m’en remettrais au propos du Général de Gaulle qui était simple et doit évidemment être perçu avec tout le recul nécessaire dans la situation actuelle : la Russie et l’Allemagne sont des alliés naturels, puisqu’ensemble ils peuvent dominer l’Europe centrale, ce qu’aucun ne pourrait faire sans l’autre. L'alliance germano-russe est une menace pour l'Europe parce qu'elle crée un déséquilibre géopolitique dangereux. Cette réalité a conduit à la marginalisation de l'Europe occidentale, en particulier de la France, qui a subi les conséquences désastreuses de l'entente germano-russe dans le passé. La Pologne, qui ne dispose pas de murailles naturelles, a également été victime de cette alliance dans le passé. Aujourd'hui, la Russie est de retour sur la frontière polonaise, après l'invasion de l'Ukraine et l’annexion rampante de la Biélorussie, ce qui menace directement la sécurité de la Pologne et de ses voisins.
Selon vous, pourquoi est-il important pour la France de renforcer son alliance avec la Pologne ?
La France a besoin de renforcer son alliance avec la Pologne pour plusieurs raisons. Tout d'abord, cela permettrait de créer un contrepoids à l'alliance germano-russe, qui menace la sécurité et la stabilité de l'Europe. Ensuite, cela permettrait de restaurer l'équilibre géopolitique en Europe, en créant un équilibre de puissance entre les différents États. Enfin, cela permettrait à la France de retrouver sa place dans le jeu géopolitique européen et de se libérer de la fascination des choix stratégiques allemands.
Comment améliorer l’image de la Pologne en France et renforcer de fait l’alliance franco-polonaise ?
La France doit tout d'abord actualiser son image de la Pologne et la considérer comme un allié crédible et important pour la stabilité de l'Europe. Il est essentiel de reconnaître le redressement spectaculaire de la Pologne depuis sa sortie du communisme et ses perspectives de puissance dans l'avenir européen. Ensuite, la France doit travailler avec la Pologne pour renforcer leur coopération dans de nombreux domaines, notamment la sécurité et la défense, l'énergie, l'économie et la culture. Cela peut se faire en renforçant les liens entre les deux pays à travers des échanges diplomatiques, économiques et culturels, en créant des partenariats et des alliances stratégiques et en encourageant les investissements mutuels. La France doit également se montrer solidaire de la Pologne dans sa défense de ses intérêts géopolitiques et dans sa lutte contre les menaces extérieures.
On le dit peu en France, mais la Pologne a plusieurs fois essayé de renforcer son alliance avec la France, mais de François Hollande à Emmanuel Macron, par idéologie et pour ne pas froisser l’Allemagne, cela a été repoussé avec peu de ménagements par Paris. Maintenant que Varsovie est devenue l’alliée privilégiée de Washington sur le continent, n’est-il pas trop tard pour Paris?
Je ne le pense pas. Pour moi, il ne s’agit pas simplement d’une « place à prendre » : la relation franco-polonaise a une histoire si longue et si riche qu’elle dépasse les relations classiques d’Etat à Etat. Bien sûr, les frictions de ces dernières années, qui étaient évitables, ont sans doute généré de la lassitude du côté polonais, mais rien qui me semble impossible à effacer rapidement avec un peu de bonne volonté. D’autant que le troisième acteur, les Etats-Unis, ne me semble avoir aucun intérêt à une froideur des relations franco-polonaises, d’une part, et d’autre part que la France n’a pas eu de menées contraires aux vues américaines depuis le début de la crise en Ukraine : l’Allemagne a concentré sur elle les critiques concernant le peu d’empressement à aider l’Ukraine. Le rééquilibrage des relations internes de l’Union européenne peut parfaitement s’accompagner d’une réévaluation de la politique européenne américaine, qui serait moins centrée sur l’Allemagne et s’appuierait plus sur la Pologne et la France.
Selon vous, la Pologne est-elle un acteur clé de l'Europe centrale ?
Absolument, la Pologne est aujourd'hui le premier partenaire économique de la France en Europe centrale et le troisième pays le plus peuplé de cette région, derrière la Russie et l'Ukraine. Elle a affiché une croissance économique moyenne de 4 % par an depuis le début des années 2000. En outre, la Pologne est en train de moderniser son armée en acquérant 1 000 chars d'assaut, 672 obusiers K9, 48 avions de combat FA-50 et 288 lance-roquettes multiples K239 auprès de constructeurs sud-coréens et américains. Le pays investit également massivement dans ses infrastructures, notamment avec le projet Centralny Port Komunikacyjny, qui ambitionne de créer l'un des plus grands aéroports d'Europe centrale. Ce projet permettra de renforcer les échanges Nord – Sud en Europe, ainsi que la mobilité dans une Europe centrale dont Varsovie souhaite devenir le cœur.
La Pologne a-t-elle une vision stratégique à long terme pour l'Europe centrale ?
Tout à fait, la Pologne intègre son développement économique dans une véritable vision stratégique à long terme, qui fait écho au vieux rêve de Fédération Miedzymorze, englobant une communauté géographique de l'espace balto-slave allant des pays baltes à la Crimée et à la Croatie, qui s'incarne d'ores et déjà dans l'Initiative des trois mers. Ce rôle structurant de la Pologne démontre que l'Europe orientale n'est pas destinée à demeurer un agglomérat de petits États servant d'arrière-cour à l'Allemagne ou de souffre-douleurs à la Russie, mais est sur une trajectoire ascendante, qui plus est soutenue par les Etats-Unis. Ce coin enfoncé entre l'Allemagne et la Russie représente un intérêt convergent avec l'intérêt national français, mais aussi et surtout avec l'équilibre de la puissance au sein-même de l'Union européenne, condition de l'existence de cette démocratie des nations que l'Europe entend être. En somme, la Pologne est un acteur clé de l'Europe centrale à surveiller de près.
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