Interview avec Philippe Fabry (docteur en droit, historien, géopolitologue et essayiste français) à l’occasion de la sortie en anglais d’un de ses ouvrages majeurs : « Les impérialistes revanchards: Poutine, Hitler, Bonaparte et les autres... »
Patrick Edery: Quels sont les points communs entre Hitler, Bonaparte et Poutine ?
Philippe Fabry: Ce sont tous trois des membres des forces de sécurité d’une puissance impériale déchue, plongée dans une décennie de chaos révolutionnaire, qui parviennent à se hisser au pouvoir par une promesse de restauration de l’ordre et du rang perdu par leur pays. Promesse dont la réalisation les conduit à entrer en confrontation avec l’ensemble des adversaires qui ont vaincu leur pays dans le grand conflit précédent (guerre de Sept ans pour la France, Première guerre mondiale pour l’Allemagne, Guerre froide pour la Russie).
Mais au-delà du parallèle entre les personnages, il faut bien comprendre que ce que j’appelle l’impérialisme revanchard est un puissant phénomène collectif. C’est ce phénomène qui suscite ce genre de personnage, le porte au pouvoir, applaudit ses premières audaces et soutient ses agressions, jusqu’à la défaite totale, la population étant traumatisée par le souvenir de la défaite précédente et de ses conséquences chaotiques. C’est d’ailleurs ici une erreur qu’ont faite les Occidentaux à propos de Vladimir Poutine depuis le début de la guerre en Ukraine : nous avons cru que le régime russe était fragile, comme à l’époque de l’URSS, et qu’il tomberait de la même manière avec des sanctions économiques et un enlisement en Ukraine comme jadis en Afghanistan. Nous avons donc attendu cette chute au lieu de prendre immédiatement les mesures drastiques qui s’imposaient de remise en ordre de bataille de notre complexe militaro-industriel afin d’être en mesure de soutenir l’Ukraine bien au-delà des capacités de production russe. Cette erreur d’appréciation est regrettable et risque d’être très regrettable pour l’Ukraine et, au-delà, pour toute l’Europe. Il aurait fallu comprendre, dès le début, que nous n’étions pas face à un régime vieillissant, ni à une simple dictature personnelle dirigée par les caprices du tyran, mais à une dynamique revancharde systémique qui rend la Russie capable de se mobiliser fortement pour un conflit qu’elle perçoit avec une dimension eschatologie : soit la victoire et l’empire restauré, soit la disparition.
Pourquoi l’éditer en anglais ?
L’intérêt de ma démarche intellectuelle est d’identifier des schémas déterministes dans l’Histoire, et en particulier les mouvements de fond de la psychologie collective qui préside à la naissance des Etats-nations, dépouillés de toute ambition impériale. Ce qui est précisément l’issue après la défaite des personnages comme Napoléon ou Hitler. Cette démarche ne permet pas de pronostiquer des événements techniques comme le succès d’une opération militaire spécifique, mais permet d’anticiper l’état psychologique, et donc la décision des acteurs. Par exemple, c’est ainsi que j’ai fait partie de ceux qui ont anticipé l’invasion à grande échelle de l’Ukraine par la Russie, et la résistance du régime russe aux échecs de ses premières opérations.
Au-delà, donc, du pur intérêt intellectuel qu’il y a à découvrir, avec mes travaux, ces mécaniques déterministes et ces schémas récurrents dans l’Histoire, il y a un intérêt stratégique évident à être capable d’anticiper la volonté d’escalade de Vladimir Poutine (ou d’autres pays que j’évoque, comme l’Iran ou la Chine, qui sont dans une dynamique différente de la Russie) et la capacité de mobilisation de son régime et de résilience de ses structures de pouvoir. Cette capacité est décisive pour ne pas commettre de fautes d’appréciation stratégiques qui pourraient être extrêmement dommageables à moyen terme pour l’Occident et le monde. Et le premier danger, que j’ai déjà un peu évoqué, est ce que j’appelle le syndrome du vainqueur de la guerre d’avant : il s’agit précisément de l’erreur d’interprétation des ennemis de l’impérialiste revanchard qui ne comprennent pas sa nature et celle de son régime et de ses ambitions. La guerre d’Ukraine a été pensée par la Russie comme une confrontation contre l’OTAN, visant à faire accepter aux Occidentaux les termes des accords proposés par les Russes le 17 décembre 2021. Les Occidentaux ont pensé pouvoir remporter cette confrontation en adoptant face à la Russie la même stratégie que contre l’URSS dans les années 1980 : sanctions et guerre par procuration. Ils pensaient que le régime russe ne survivrait pas et que la Russie imploserait comme l’URSS. En cela ils font la même erreur que les Britanniques qui ont cru pouvoir amener l’armée française de Napoléon à aller s’enliser en Allemagne en 1805-1806 comme ils avaient réussi à le faire durant la guerre de Sept Ans, et que les Alliés en 1939-1940 qui ont cru pouvoir rejouer la guerre des tranchées dans de meilleures conditions, avec la ligne Maginot. Dans le premier cas cela a débouché sur les désastres d’Ulm, Austerlitz et Iéna, dans le second sur l’encerclement de Dunkerque et la chute de la France. Dans le même genre, il y a les Romains qui ont cru pouvoir gagner contre la Carthage d’Hannibal en profitant de leur maîtrise des mers et ont été surpris par l’arrivée d’Hannibal par les Alpes. Et ces catastrophes ont mis les ennemis de l’impérialiste revanchard dans une position difficile à laquelle il n’a pu être remédié que par une guerre longue et difficile. Je crains que les Occidentaux ne s’exposent à la même déconvenue en ne mesurant pas la capacité d’escalade et de mobilisation de la puissance russe – un bon exemple étant la production de munitions, pour laquelle les Russes se montrent deux fois plus capables que ce qu’envisageaient les renseignements occidentaux, avec une production supérieure à la totalité de l’OTAN réunie. En lésinant aujourd’hui sur les efforts à fournir pour préparer la guerre, parce qu’ils sous-estiment le potentiel du régime russe, les Occidentaux s’exposent à un désastre stratégique. Je pense que la gravité de l’alerte justifie de lui donner, avec la traduction en anglais, la capacité de se diffuser dans les opinions et cercles dirigeants occidentaux, et notamment européen qui, déjà, n’ont pas cru à l’invasion de l’Ukraine.
Votre analyse pour les 5 prochaines années ?
Je ne crois pas à une défaite militaire rapide de la Russie, pour des raisons que j’ai déjà évoquées l’an passé juste avant la décision de mobilisation partielle russe : le régime de Vladimir Poutine n’implosera pas, et n’est pas encore au bout de sa capacité de mobilisation de sa population et de son économie : même si l’offensive ukrainienne faisait, enfin, des progrès importants, la Russie se livrerait à une nouvelle escalade, par mobilisation supplémentaire ou autre.
En outre, la Russie dispose d’importantes ressources en matières premières et a une industrie militaire de premier ordre, or on se souviendra que l’Iran isolé des années 1980 a pu conduire, avec un socle stratégique bien moindre la guerre contre l’Irak soutenu et armé pratiquement par tout le monde durant huit années. L’hypothèse la plus vraisemblable est donc que la Russie d’aujourd’hui est au moins capable de la même performance en Ukraine ce qui, même dans l’hypothèse où l’armée russe continuerait de montrer de piètres résultats, peut être suffisant pour avoir le temps d’exposer l’Europe à des degrés de tension insupportables : inflation, coût de l’énergie, sans oublier la stratégie russe de déstabilisation en Afrique pour provoquer des vagues migratoires et faire monter les partis populistes anti-immigration qui, hélas, sont souvent plus complaisants avec la Russie que les élites dirigeantes européennes. Cela pourrait conduire à un désastre politique en Europe qui correspondrait aux désastres d’Austerlitz et de Dunkerque subis par les adversaires de Napoléon et d’Hitler : un éclatement de l’UE, une paralysie de l’OTAN, le passage de plusieurs pays dans le camp de la neutralité ou de la soumission à Moscou. Il faudrait des années aux Etats-Unis pour faire refluer l’influence russe en Europe, avec le risque que la guerre frappe d’autres endroits du continent : les pays baltes, les Balkans…
Pour conjurer ce danger, il conviendrait d’accélérer considérablement la remise en ordre de bataille militaro-industrielle l’Europe, mais aussi de durcir très fortement la politique migratoire et de multiplier nos efforts sur le développement de l’énergie nucléaire du continent afin de résoudre le problème de la dépendance énergétique.
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