Interview avec Loup Viallet: «L’impérialisme russe cherche à prendre notre continent en étau en déstabilisant nos frontières extérieures».

2023-02-18
Temps de lecture 5 min

Loup Viallet est auteur, conférencier, analyste. Spécialiste en géopolitique africaine et en économie internationale il a écrit La fin du franc CFA (VA Editions, 2020) et Après la paix (VA Editions, 2021). 

Patrick Edery : Que répondriez-vous à un Européen de l’Est ou du Nord qui vous dirait que les problèmes africains ne le concernent pas?

Loup Viallet : Je lui répondrai qu’entre 2020 et 2022, onze pays issus des quatre coins de l’Europe ont associé leurs forces spéciales dans une coalition inédite, visant à combattre le terrorisme au Sahel en appui à l’opération Barkhane (opération militaire menée au Sahel et au Sahara par l'Armée française contre des groupes djihadistes) et à la demande des gouvernements locaux. La force Takuba a été commandée alternativement par la France et par la Suède. Cet embryon de défense commune a été dissout abruptement, faute d’une stratégie claire, concertée et adaptée à un environnement très évolutif. Cependant, les raisons qui ont motivé la participation conjointe de l’Estonie, du Danemark, de la Suède, de la Hongrie, de la Roumanie, de la République tchèque, de la Belgique, du Portugal, de la France et de l’Italie sont plus que jamais d’actualité, quand bien même les opinions publiques tardent à en prendre pleinement conscience.

L’Afrique est devenue le talon d’Achille de l’Europe. Les principales menaces sécuritaires qui pèsent sur notre continent ne se situent pas seulement sur le front de l’Est, aux frontières de la Fédération de Russie. Elles sont aussi localisées à notre porte sud, dans notre voisinage méditerranéen et africain. Le morcellement de la porte sud de l’Europe représente un défi stratégique commun aux nations européennes, qu’elles soient situées à l’ouest ou à l’est.

J’avais écrit mon livre « Après la paix » pour expliquer comment les faiblesses africaines étaient (re)devenues des sources de déstabilisation majeures pour le continent européen en général et la France en particulier. Depuis sa parution, les foyers djihadistes se sont renforcés au Sahel, les mercenaires russes de Wagner ont définitivement pris position au Mali et la junte qui gouverne le Burkina Faso vient de se placer sous la protection du Kremlin. L’Algérie a resserré ses liens avec le régime russe et a convié à s’entraîner des navires de guerre russes en face des côtes européennes ainsi que des forces spéciales russes à la frontière maroco-algérienne. Le royaume du Maroc a multiplié les coups de pression migratoires à la frontière espagnole pour imposer son agenda politique aux capitales européennes.

Les conditions économiques et sociales se sont dégradées pour les populations du sud de la Méditerranée avec l’inflation des prix de l’énergie et des denrées alimentaires provoquée par les confinements chinois et par le blocus russe des ports ukrainiens.

L’Agence des Nations Unies pour les Réfugiés a estimé, l’année dernière, à 2,5 millions le nombre de Sahéliens (Maliens, Burkinabés, Tchadien, Nigériens, Mauritaniens…) ayant été contraints de fuir leur foyer à cause du morcellement de leur région. Ce désastre économique, politique, sécuritaire et migratoire, une puissance l’exploite pour profiter des matières premières du continent et déstabiliser l’Europe à travers son voisinage: la Russie. 

Vous dénoncez l’impérialisme russe en Europe de l’Est mais aussi en Afrique, y-a-t-il un lien entre les deux?

L’impérialisme russe cherche à prendre notre continent en étau en déstabilisant nos frontières extérieures. Poutine applique une stratégie du chaos dont nous sommes collectivement le cœur de cible. A l’Est via des actions d’ingérence militaire, de déstabilisation informationnelle, de corruption et d’intimidation qui ont commencé dès son arrivée au pouvoir dans les années 2000, et bien entendu à travers la guerre conventionnelle lancée il y a 11 mois contre l’Ukraine.  Au Sud, la stratégie d’influence russe se développe depuis une décennie. Si elle est moins visible elle n’en est pas moins nuisible. En quelques années, Moscou est devenu l’un des premiers fournisseurs d’armes du continent, s’est implanté en Libye, a ouvert une base navale et une base aérienne en Syrie.  Son influence s’étend de la Méditerranée occidentale à la Méditerranée orientale. En Afrique subsaharienne, le groupe néo-colonialiste Wagner (finance, communication, mercenariat) agit au Soudan, au Zimbabwe, à Madagascar, en RDC, au Mozambique, en République centrafricaine et au Mali. Ces deux derniers Etats sont des « dominions » de la Russie.

Notre politique de voisinage n’est toujours pas adaptée pour surmonter les défis sécuritaires, migratoires, informationnels, climatiques et économiques du nouveau désordre africain. Elle manque cruellement de clarté, d’ambition, d’unité et de coordination entre partenaires européens.

Contrairement au défi africain, la guerre impérialiste russe contre l’Ukraine a conduit les dirigeants européens à une prise de conscience immédiate de leurs intérêts communs. Depuis bientôt un an, ils apprennent à faire front ensemble. Leur unité politique et leur solidarité dans la gestion de cette épreuve géopolitique sont les meilleures bases sur lesquelles ils pourront chercher à surmonter efficacement le morcellement de leur porte sud. A défaut, l’Europe se retrouverait dans la situation d’une citadelle assiégée. Nous avons dix ans de retard sur la stratégie de déstabilisation que mène la Russie sur notre flanc méditerranéen et africain. 

 

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