Dans mon rapport de septembre (LINK), j'expliquais comment Moscou avait repris la main au niveau médiatique, grâce notamment à la campagne lancée par Nicolas Sarkozy, puis au jeu trouble de Berlin. Le mois d'octobre s'annonce encore meilleur pour le régime de Poutine, qui est en passe d'engranger une grande victoire stratégique via la disparition de l'Ukraine de l'actualité et une nouvelle fracture entre l'Occident et le monde musulman. Certains diront que cette campagne parfaitement orchestrée depuis deux mois est un hasard des calendriers, dans tous les cas, elle est particulièrement profitable à la Russie.
La France a la particularité d'être le pays d'Europe ayant à la fois la plus grande communauté juive (environ 500 000 personnes) et la plus grande communauté musulmane (environ 5-6 millions de personnes). Aussi, les massacres perpétrés par le Hamas et la réponse israélienne, qui promet d'être cataclysmique, sont le sujet majeur d'actualité en France. Les autorités craignant que ce conflit extérieur se transforme en conflit intérieur. Il est vrai que de nombreux attentats islamiques en France ont été justifiés par la lutte palestinienne, et que beaucoup de Juifs ont fui la banlieue en raison de l'antisémitisme musulman qui y régnait. Certains Juifs français sont partis habiter en Israël et dans ses colonies, où ils affichent leur haine de l'islam. À part la gauche radicale de « La France Insoumise » (LFI), dont une bonne partie de l'électorat est musulman ou de culture musulmane, le pogrom commis par le Hamas a été condamné par tous les partis du Parlement français. Il a permis aux trois principaux partis de droite français, compromis par leur pro-russisme, de se refaire une virginité médiatique auprès de la population française, qui, comme toutes les populations occidentales, a été horrifiée par la barbarie du Hamas, tout comme elle l'a été par les crimes de la soldatesque de Poutine.
Comme je l'expliquais dans mon analyse (LINK), le parti russe de France est constitué essentiellement des cadres des partis de droite, des souverainistes et d'une nébuleuse de groupuscules héritiers de la vieille droite française antisémite et de la gauche antisioniste. Les partis de droite affichent leur soutien à Israël, la nébuleuse nationale révolutionnaire est propalestinienne, son influenceur principal, Alain Soral, ami d'Alexandre Douguine, fervent supporter de Poutine, est même un soutien de l'Iran. Les souverainistes, quant à eux, ne sont ni pour l'un ni pour l'autre, mais pour la paix. On pourrait se réjouir de ces divisions au sein du parti russe de France, mais en fait, c'est parfait pour Moscou, qui peut désormais diffuser à nouveau son narratif auprès de tous les Français. Les influenceurs pro-russes, devenus pro-israéliens, sont réintégrés dans les médias grand public. Mieux encore, on ne parle plus de l'Ukraine et des compromissions de la droite française avec Poutine. La droite française pro-israélienne n'a pas changé sa position sur la Russie, pire, elle tait le fait que le Hamas entretient de très bonnes relations avec Poutine. Ils vilipendent l'Iran, qui arme le Hamas, mais ne rappellent jamais qu'il est l'allié militaire de la Russie, ni que le Hamas a bénéficié d’un transfert russe des nouvelles pratiques du champ de bataille ukrainien, ce qui a permis de franchir la ligne de défense israélienne et de massacrer les Israéliens. Ils vous diront tous que la Russie n'a aucun intérêt dans ses attaques, que c'est ridicule, alors que les propagandistes russes eux-mêmes se réjouissent que le pogrom du Hamas, lancé le jour anniversaire de Poutine (7 octobre), soit un véritable cadeau pour la Russie. L'Ukraine n'est plus la préoccupation principale des Occidentaux ; elle a disparu de l'actualité en même temps que la fracture entre l'Occident et le monde musulman. Fracture qui sert bien sûr les intérêts russes et les intérêts de cette droite française complètement intoxiquée par le récit russe.
Vous remarquerez que le Hamas ne s'est pas contenté de massacrer des enfants israéliens, il a aussi pris grand soin de filmer et de diffuser des images horribles de ses actions sur des femmes, des enfants et des personnes âgées. Le but n'est pas seulement terroriste, il est aussi de provoquer une indignation et une identification légitimes en Occident. Face à l'horreur, l'Occident, comme on peut déjà le constater, se lève comme un seul homme pour montrer sa solidarité au peuple israélien. Toute l'attaque du Hamas était très bien organisée. Le Hamas savait qu'une action massive contre les civils provoquerait une réponse cataclysmique d'Israël, qui allait bombarder et détruire une partie de Gaza, touchant ainsi des civils palestiniens. Les populations arabes en Afrique, au Moyen-Orient et en Occident vont alors tout aussi naturellement se solidariser avec les Palestiniens et s'opposer aux Occidentaux soutenant les Israéliens. C'est tout bénéfice pour Poutine, d'autant plus si l'on prend en compte le fait que la Russie, avec ses alliés algériens, burkinabés, maliens et libyens, est en capacité de contrôler les couloirs migratoires africains (LINK) et de déclencher par le chaos des vagues migratoires en Méditerranée pour nous déstabiliser. Les attaques sur la frontière polonaise par la Biélorussie, utilisant des migrants en 2021, nous démontrent que cela n'est pas un scénario de science-fiction. Quels partis en seraient les bénéficiaires ? Ceux qui sont les plus clivants sur le sujet, c'est-à-dire ceux que Moscou infiltre depuis 20 ans de la base au sommet.
Certains s'interrogent comment se fait-il qu'Israël, pays réputé pour l'excellence de ses renseignements, n'ait rien vu venir ? Et nous, pourquoi n'avons-nous rien vu de l'attaque de Poutine contre l'Ukraine malgré toutes les preuves que nous avions sous les yeux ? Parce que la Russie a non seulement intoxiqué et corrompu nos politiques, mais aussi nos diplomates et services de renseignement. En Israël, la communauté russe est la plus grande communauté juive du pays, un habitant sur neuf. Et bien sûr, on retrouve cette population dans l'armée et les services de renseignement. Le Premier ministre lui-même se dit un ami de Poutine. Ce qui est arrivé à Israël doit absolument être une leçon pour nous. Ne croyez pas une seule seconde que nous sommes à l'abri, comme le croyaient les Israéliens. À force d'écouter les « rassuristes » se gargariser de notre supériorité militaire, nous refusons de voir la détermination de nos ennemis et leur nions toute ingéniosité. Nous ne voyons pas notre principale faiblesse : notre naïveté. Imaginons que les opérations israéliennes durent. Que les populations arabes se mobilisent et s'indignent de plus en plus. Qu'au Sahel, l'Algérie, qui a infiltré les groupes djihadistes, fasse tout pour provoquer le chaos et que les populations civiles fuient en masse, provoquant une grande vague migratoire dans laquelle s'infiltreront massivement des djihadistes venant venger les Palestiniens en plein JO de Paris. À qui cela serait profitable ? Comme nous avons abandonné toute ambition de puissance, nous n'arrivons plus à comprendre le niveau de détermination de nos ennemis.
Dans son discours à Valdaï, début octobre, Poutine a exposé sa conception du monde à travers l'exemple de l'« État civilisationnel » russe. Alexandre Douguine (intellectuel russe qui donne un cadre idéologique à l'impérialisme brutal et mafieux de Poutine) a très bien explicité ce terme d'« État civilisationnel » introduit par les travaux du Chinois Zhang Weiwei, et qui signifie en réalité « empire », une forme d'organisation politique supranationale avec un centre de décision stratégique unique (l'Empereur) et une grande variété de sujets locaux (des communautés aux ethnoarchies et aux régimes politiques à part entière), unissant un « Grand Espace » et possédant une influence (religieuse, culturelle, idéologique) prononcée. Pour Poutine, le monde doit s'agréger en États civilisationnels, en empires (chinois, russe, turc, iranien, arabe/musulman, etc.) et pour ce faire, il faut que l'Occident soit battu, car par son hégémonie, il empêche son avènement. Pour y parvenir, Poutine, prosaïquement, propose à la Chine, la Turquie, l'Iran et l'Algérie de profiter de la faiblesse actuelle de l'Occident pour le déborder en rétablissant tous en même temps leurs autorités sur leurs aires civilisationnelles. Il est intéressant de noter dans ce contexte qu'Alexandre Douguine a déclaré récemment que :
« Les musulmans n'étaient pas les ennemis de l'Ukraine et les alliés de la Russie (à l'exception d'un Iran et d'une Syrie éveillés sur le plan eschatologique), et ils le seront désormais. La Russie est un pôle d'un monde multipolaire. L'islam est un pôle du monde multipolaire. Ces deux pôles s'opposent aux tentatives désespérées de l'Occident pour sauver l'unipolarité et sa domination mondiale à tout prix - même au prix d'une guerre mondiale. Le conflit palestinien avec Israël n'était pas la ligne de front du conflit des civilisations. Aujourd'hui, c'est le cas. Tout comme les frictions entre la Russie et l'Ukraine étaient régionales jusqu'à ce que l'Occident soutienne les nazis de Kiev. La guerre en Ukraine est alors devenue la ligne de front de la confrontation mondiale entre la multipolarité et l'unipolarité. »
C'est un nouveau front que Poutine ouvre à peu de frais contre nous. Refuser de voir la détermination de la Russie et de ses alliés (Iran, Algérie, etc.) à nous défaire ne les empêchera pas de réussir, bien au contraire.
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