Ce mois de septembre a pu sembler étrangement calme en France, pourtant il a été le témoin de ruptures majeures. Il y a bien sûr l’Afrique avec le retrait de la France du Niger et de Lampedusa, l’Allemagne dont le jeu de plus en plus trouble interroge, mais aussi une certaine convergence dans le traitement de l’information entre les médias mainstream et les réseaux sociaux (RS) pro-russes. Au-delà des faits, quel est le discours caché d’un nouveau narratif qui est en train de s’imposer ?
Commençons par une nouvelle qui aurait dû provoquer un séisme politique et dont quasiment personne n’a parlé. Selon Intelligence Online (média français consacré aux services de renseignement qui a révélé plusieurs affaires), le FBI a en sa possession plusieurs contrats « opérés pour des intérêts russes » de l'ancien chef du renseignement intérieur français (de Nicolas Sarkozy), Bernard Squarcini. C’est un ancien dirigeant des renseignements français de haut niveau de plus pris la main dans le pot de confiture russe. Plutôt que de s’interroger sur l’infiltration de l’État français en général et de ses services de renseignement en particulier, les médias ont préféré taire cette affaire. Les « experts » vous diront que le b.a.-ba du renseignement est de laisser agir les agents que l'on a repérés afin de les manipuler, leur retirer des informations ou les intoxiquer de fausses données. Pourquoi pas, mais dans ce cas, il faut des résultats. Or, depuis le début, nous nous faisons trimballer par les Russes. Nos services n'ont rien vu venir, n'ont toujours pas compris ce qui s'est passé et n'ont aucune visibilité. Par contre, un nid complet d'agents russes constitués d'anciens diplomates, directeurs de think tank, généraux, hauts fonctionnaires, ministres, ancien président participent à la propagation du récit d'un État qui nous est hostile et intoxiquent nos décideurs politiques, hauts fonctionnaires, médias et concitoyens en toute impunité (voir mon analyse : delibeRatio - Nicolas Sarkozy et le parti russe de France).
Les propos de l’ancien président Sarkozy qui a, in fine, proposé que nous fassions pression sur la victime, l’Ukraine, pour qu’elle cède aux demandes de son bourreau, la Russie, ont certes créé une polémique, mais ont aussi légitimé le récit russe. En effet, très rares sont les médias ayant pris le temps d’expliquer en quoi l’argumentaire de M. Sarkozy est une reprise intégrale des principaux éléments de langage des influenceurs pro-russes les plus bas de gamme des réseaux sociaux. En quoi ce récit était faux, aberrant et ne servait que les intérêts de Poutine. Ensuite, sans le cacher, les médias ont été assez frileux à souligner que M. Sarkozy avait signé plusieurs contrats avec des fonds russes pour plus de 3 000 000 €, pire, certains ont affirmé, sans rien démontrer, que l’on n’avait pas le droit de soupçonner l’ancien président de la République française. En plus de cette forme de compromission d’une grande majorité des médias, toute une machinerie s’est mise en place. D'anciens ambassadeurs, ministres, influenceurs, directeurs de think tank, sont sortis du bois pour nous dire qu’au regard de son expérience, il fallait écouter Nicolas Sarkozy, qu’il participait au débat, qu’il disait tout haut ce que l’on disait tout bas dans les états-majors ou entre dirigeants politiques occidentaux. Puis est arrivé Lampedusa. Au début, nous avons eu le droit au ping-pong habituel entre la droite et les progressistes, mais quand il est devenu assez probable qu’il s’agissait d’un galop d'essai pour les Russes d’utilisation des migrants pour nous déstabiliser (voir mon analyse : delibeRatio - Le Flanc sud de l’Europe sous attaque russe), tout le monde s’est tu. La droite, par peur qu’on lui reproche son pro-russisme et les partis progressistes n’ont pas voulu, par idéologie, que l’on puisse assimiler l’immigration à un quelconque danger. À partir de ce moment, l’on a ressenti comme un flottement à la fois chez la droite pro-russe et les partis progressistes. Est arrivée alors la scène de ménage entre la Pologne et l’Ukraine. Les premiers commentaires à chaud ont assez bien analysé la situation. M. Zelensky en sous-entendant à la tribune de l’ONU que la Pologne travaillait pour les Russes avait commis un invraisemblable faux-pas au regard de l’accueil de plus de 3 millions d'Ukrainiens par les Polonais et de toute l’aide militaire reçue de Varsovie et que le différend polono-ukrainien sur le blé seul ne pouvait l’expliquer. La réponse du président de la République polonaise utilisant la métaphore de la noyade : « quand quelqu’un se noie et qu’on veut essayer de le sauver, il faut faire attention à ce qu’il ne vous emmène pas avec lui dans ses gestes désespérés » était certes brutale, mais qu’en pleine campagne électorale alors qu’un parti de droite concurrent reprochait au pouvoir en place sa trop grande aide aux Ukrainiens, il n’avait pas trop le choix que de répondre fortement.
Puis quelques heures plus tard, le premier ministre polonais donne une interview où il déclare notamment que son pays maintiendra « définitivement le transit des marchandises ukrainiennes » et ne mettra « certainement pas en danger la sécurité de l'Ukraine, c'est pourquoi notre plateforme de Rzeszów, en consultation avec les Américains et l'OTAN, continue de jouer le même rôle qu'elle a joué. Et elle continuera de le faire. » Et aux questions sur le différend entre Kiev et Varsovie, il répond : « Si je devais chercher quelque chose pour la justifier (l'Ukraine), ce serait seulement ce que nous savons tous parfaitement : que l'Ukraine se défend contre l'attaque brutale de la Russie et nous comprenons que cette attaque crée une situation tout à fait sans précédent, que nous n'avons pas affrontée depuis la Seconde Guerre mondiale ». À la question de savoir si la Pologne continuerait à soutenir militairement l'Ukraine, Morawiecki a répondu qu'actuellement, « la Pologne ne fournissait aucune arme à l'Ukraine car désormais nous allons nous armer des armes les plus modernes (..) Si vous voulez vous défendre, vous devez avoir quelque chose pour vous défendre. »
Il faut comprendre que si tous les pays occidentaux ont prélevé sur leurs stocks pour armer l'Ukraine, la Pologne, elle, a donné ses stocks et les armes qu'utilisaient ses soldats, quasiment 50% de tout son matériel lourd militaire. Elle n'a plus rien à donner et maintenant, étant le pays en première ligne face à la Russie, elle doit se réarmer avec du matériel moderne rapidement.
Le lendemain, je ne sais pas encore par quelle magie, la presse ne retiendra que « la Pologne ne veut plus armer l’Ukraine » et nombre de commentateurs inventeront aussi qu’elle arrête toute aide à l’Ukraine et pratique un quasi embargo sur les marchandises ukrainiennes. Le nouveau récit étant que la Pologne nationaliste ne veut plus armer l’Ukraine, ce qui participe à un changement d’attitude des populations occidentales qui en ont assez de la guerre (qu’ils ne font pas contrairement aux Ukrainiens). Certains commentateurs du mainstream sont même allés jusqu’à reprendre le narratif des influenceurs pro-russes d’une Pologne aux ambitions impérialistes démesurées qui a été vite calmée par les Américains et d’une Ukraine mendiante ingrate que même les Américains ne supportent plus. Il y a peine 6 mois, les médias traditionnels auraient tiré la conclusion que la Pologne n’a plus d’armes et que l’Occident doit urgemment se réarmer. Aujourd’hui, non, ils reprennent le récit russe, sur la Pologne insolente qui veut profiter de la guerre pour asservir l’Ukraine qui étant en échec devrait réfléchir à négocier (et donc se soumettre) avec Moscou. Depuis le début de la guerre, il y avait une frontière claire entre le traitement de l’information des médias traditionnels et les RS pro-russes. Cette différence est en train de s’estomper.
« Bizarrement », pendant tout ce temps, aucun média ne note le jeu trouble de l’Allemagne. À l'ONU, M. Zelensky, qui avait un besoin urgent des armes allemandes, en même temps qu’il laissait entendre que la Pologne travaillait pour les Russes, demandait que l'Allemagne devienne membre permanent du conseil de sécurité. Ce qui est la revendication principale de Berlin au niveau international. Comment les experts français les plus avertis ne peuvent-ils voir que pour Berlin, depuis l’invasion russe, la Pologne commence à prendre trop de place en Europe centrale avec son alliance avec l'Ukraine ? L'Allemagne, qui non seulement perd de l'influence après avoir rompu son alliance avec la Russie, mais est en plus confrontée à la faillite de ses politiques énergétiques et mercantilistes, s'enfonce dans un marasme économique. Berlin a besoin que la guerre se finisse, et vite, car ses industriels sont pris à la gorge par le coût de l'énergie et une économie chinoise en berne. Mais dans l’état actuel, décider seule de rompre le consensus européen sur l’Ukraine serait pour elle une énorme perte de prestige et qui, en plus, risquerait de remettre en cause sa place au sein de l’OTAN, considérée par tous les partis de gouvernements allemands comme la seule solution envisageable et viable de leur défense pour a minima les dix prochaines années. Par contre, il est certain que si le parti au pouvoir actuellement à Varsovie perdait aux élections polonaises d'octobre, ce serait un grand pas en avant vers un apaisement avec Moscou, puisqu'il est le moteur au sein de l’UE du soutien aux Ukrainiens.
Il est aussi étonnant qu’aucun média n’ait souligné les propos populistes du Chancelier Scholz contre la Pologne, s’ingérant dans les élections législatives polonaises en reprenant une accusation, non prouvée, de l’opposition polonaise contre le parti au pouvoir à Varsovie qui aurait laissé en place un réseau de corruption dans ses ambassades vendant des visas Schengen. [Selon le gouvernement polonais, ce serait moins de 400 visas qui auraient été vendus illégalement et pour l’opposition progressiste (qui est pour renouer un partenariat fort avec l’Allemagne) 400 000 pour en moyenne 5000 euros chacun (soit 2 milliards d'euros de revenus, ce qui serait colossal et facile à tracer par les institutions financières européennes. Le Chancelier s’alarme, mais selon l’Office fédéral allemand des réfugiés, entre janvier 2021 et mai 2023, 1 230 personnes ayant demandé l’asile en Allemagne avaient obtenu un visa délivré par les autorités polonaises, ce qui est très peu.] Si l’ingérence d’un chancelier allemand dans une campagne électorale polonaise, dans le plus grand intérêt de la Russie, n’était pas aussi grave, il serait presque drôle de voir accuser Varsovie par Berlin de laisser passer les migrants, alors qu’il y a encore peu cette dernière s’indignait du contraire. Cette ingérence de l’Allemagne dans cette controverse en pleine élection polonaise n’aide en rien le premier parti d'opposition, la PO, dirigée par Donald Tusk, qui est aussi pro-Ukraine. Ses supporters n’ont pas besoin de cela pour être convaincus de voter contre le PiS. Il n’y a quasiment pas de transferts d’électeurs entre ces deux partis qui représentent à eux deux quasiment 2/3 de l’électorat. Certains diront que cela aide le PiS à mobiliser la partie la plus nationaliste de l’électorat polonais qui ne supporte pas ce type d’ingérence allemande. Mais en fait cette partie se tourne de plus en plus vers un autre parti plus à droite que le PiS : Konfederacja. Ce dernier n’est pas, selon les sondages, en mesure de gagner les élections, mais pourrait obliger le PiS à un gouvernement de coalition avec lui. Or Konfederacja est beaucoup moins pro-Ukraine que le PiS et est réticent à l’accueil des plus de 3 millions d’Ukrainiens vivant en Pologne. Beaucoup de commentateurs estiment que le PiS profite de ces derniers événements à l’ONU avec l’Ukraine et l’ingérence de l’Allemagne pour se refaire une santé auprès de ses électeurs de droite. Dans les faits, cela profite à Konfederacja. Au mois de septembre, le PiS a perdu 2 points et Konfederacja en a gagné 3.
On pourrait trouver cette analyse trop à charge contre Berlin. Mais n’est-ce pas l’Allemagne qui, suite à l’afflux massif de migrants sur la petite île italienne de Lampedusa, a temporairement cessé d'accepter les migrants d’Italie, mais en même temps a décidé de financer, via son ministère des Affaires étrangères, des bateaux pour aller les chercher près des côtes libyennes et les amener en Italie ? La même Allemagne qui bloque la livraison de missiles de croisière à longue portée à l’Ukraine, qui met toujours du temps à livrer les armes promises, puis qui livre du matériel en mauvais état à Kiev et garde les pièces de rechange chez elle. L'Allemagne qui a construit avec la Russie les gazoducs Nord Stream I et II en infraction avec la législation européenne, contre la sécurité énergétique de l’Europe, contre l’avis des pays scandinaves et de l’Est de l’UE. L'Allemagne qui voulait imposer à toute l'UE son modèle énergétique, fait d'un mixte renouvelables plus gaz russe, qui aurait rendu l'UE totalement dépendante de la Russie et obligé les Européens à accepter l'invasion russe de l'Ukraine. L'Allemagne, qui, comme indiqué plus haut, non seulement perd de l'influence après avoir rompu son alliance avec la Russie, mais est en plus confrontée à la faillite de ses politiques énergétiques et mercantilistes, s'enfonce dans un marasme économique. L'Allemagne qui a besoin que la guerre se finisse vite, car ses industriels sont pris à la gorge par le coût de l'énergie et une économie chinoise en berne et qui aimerait revenir au bon vieux temps de la collaboration avec la Russie. Quel Français peut encore croire à la fable d’une Allemagne « gentille puissance bienveillante », quand il est désormais démontré que Berlin a tout fait pour saboter, notamment via les règlements européens et ses fondations, l’électricité nucléaire française qui était le principal avantage concurrentiel de notre industrie et qui nous permettait de ne pas être dépendant du gaz russe ?
Ce qu’a démontré cette guerre contre le nucléaire français, c’est que Berlin dispose de très nombreux relais d’influence parisiens, notamment dans les partis politiques, les médias mainstream et les ONG. Quand on met en parallèle ces informations avec l’analyse de Françoise Thorn dans Desk Russie (https://desk-russie.eu/2023/09/16/le-deuxieme-front.html) selon laquelle Moscou mène un travail de retournement des cercles de décision à Washington, l’on peut s’interroger sur la concomitance, au même mois de septembre des mauvaises nouvelles en provenance des États-Unis pour l’Ukraine, de l’opération de légitimation du récit russe en France lancée par Nicolas Sarkozy et des actions hostiles de l’Allemagne contre la Pologne. On ne peut non plus exclure, pour l’instant, un hasard des calendriers et des incompétences qui auront été particulièrement profitables à la Russie.
Il est par contre indéniable que depuis ce mois de septembre, nombre de nos élites basculent lentement mais sûrement dans le narratif russe. Non pas par conviction, mais sûrement plus par inaction. Rien n'a été fait pour nous réarmer réellement pendant l'année et demi que nous ont donné les Ukrainiens. Les Russes, par contre, ont fait tout le contraire. Nous n'avons plus de stocks à donner aux Ukrainiens. Seuls les Allemands en ont encore. Il faudrait décréter un grand plan européen d'urgence, mais les Allemands n'en veulent pas. Cela irait trop à l'encontre de leur propre plan d'investissement militaire. Ce dernier consiste à faire avec leur armée exactement ce qu'ils ont fait avec leur industrie : une plateforme d'intégration européenne à haute valeur ajoutée. Ils investissent dans des moyens lourds pour la chaîne de commandement et de logistique où les autres armées européennes pourront venir s'interconnecter. Bien sûr, comme d'habitude, Berlin essaye de convaincre les dirigeants européens que sa politique est dans leur intérêt en vendant cela comme une sorte de don allemand à la défense européenne. Dans la réalité, ce sera sûrement, en caricaturant à peine : le commandement aux Allemands, la gadoue aux autres. Mais, le pire est qu'il faudra bien 10 ans avant que cette nouvelle organisation soit effective. La Russie va avoir largement le temps de se reprendre et reconstituer son armée qui aura en plus l'expérience de la guerre contrairement à nous.
Aussi, si l’on veut vraiment trouver un sous-texte aux propos des dirigeants polonais sur l’armement de l’Ukraine, c’est qu’après s’être « désarmée » au profit de l’Ukraine, au regard de l’insondable insouciance de leurs partenaires européens et du jeu trouble allemand, la Pologne n’a plus d’autres choix que de se réarmer, elle en priorité, dans les plus brefs délais, face à l’ogre russe qui vient à peine de se mettre à table.
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