Repenser les relations franco-polonaises pour empêcher le retour de l’eurasisme germano-russe

    2024-09-10
    Temps de lecture 6 min

    Intervention de Patrick EDERY lors du forum économique de Karpacz dans le débat « Pologne-France – Un amour qui s’est refroidi »

     

    Ces 30 dernières années, les relations franco-polonaises ont alterné entre crises et indifférence. On pense bien sûr aux propos de Jacques Chirac et d’Emmanuel Macron, qui ont été particulièrement blessants pour les Polonais. Pourtant, je suis plutôt optimiste, car les trois raisons principales qui ont mené à cette situation sont en train d’évoluer, voire de disparaître.

     

    Élites opposées


    Il y a d’abord le fait que les élites actuelles des deux pays sont en tous points opposées. En France, nous avons une génération au pouvoir qui a été attirée par les sirènes du communisme ; en Pologne, elle l’a combattu. Paris a cru que la Russie pourrait être un partenaire, alors qu’elle était une menace existentielle pour Varsovie. En France, cette génération a cru qu’elle pourrait mettre fin à la guerre, créer un monde sans frontières et un paradis sur terre. Dans cette optique, l’UE devait être le vaisseau amiral de ce projet. En Pologne, l’objectif des élites au pouvoir n’était pas universel, mais de reconstruire la Pologne, et dans ce cadre, l’UE était le meilleur outil.

    Par contre, les nouvelles générations qui vont arriver au pouvoir à Paris et Varsovie sont beaucoup plus proches. Elles ne considèrent pas l’Europe comme une idéologie ou un outil, mais comme une identité. En France, les jeunes ne sont pas doctrinaires sur l’immigration et la laïcité, et beaucoup moins pro-russes que leurs parents ; de leur côté, les jeunes Polonais sont plus progressistes que leurs parents. Ces nouvelles générations ont également une relation beaucoup plus saine, car elles se considèrent comme des égaux, sans sentiment de supériorité ou d’infériorité. Je pense donc que cet antagonisme entre nos élites va disparaître.

    Les USA plus attractifs que la France


    Le deuxième facteur, peut-être le plus évident, est que la France est devenue beaucoup moins attractive ces 20-30 dernières années. Il y a encore un siècle, nous étions considérés comme la première armée et le premier soft power du monde. Il y a seulement 60 ans, nous étions la deuxième économie mondiale. Quand je suis arrivé en Pologne il y a 25 ans, la France était encore considérée comme un phare ; aujourd’hui, elle est perçue comme l’exemple à ne pas suivre du fait de sa politique migratoire.

    Désormais, le pays le plus attractif, tant en France qu’en Pologne, ce sont les États-Unis. Si certains Français disent que la Pologne en est le cheval de Troie, la France est sûrement le pays le plus américanisé de l’UE. Pour ses élites, le summum est que leurs enfants intègrent une grande université américaine. Il y a plus d’enfants français qui ont passé des heures à regarder des films Disney et Marvel qu’à lire un livre de Victor Hugo. Le premier marché de McDonald's après les États-Unis, c’est la France. Comme Jordan Bardella, de nombreux Français portent désormais un prénom américain.

    Mais même sur cette question « américaine », je suis optimiste car la guerre en Ukraine a permis aux Français de se rendre compte que sans les Américains nous ne pouvons assurer notre sécurité, et aux Polonais que de la faire reposer uniquement sur les Américains est irresponsable. C’est sur cette base qu’il faut construire une politique de défense commune.

    Le principal problème : l’Allemagne


    Pour moi, le principal problème dans les relations franco-polonaises, c’est l’Allemagne. Avec la fin de la guerre froide, Paris a cru à la fin progressive de la guerre et a abandonné toute ambition de puissance. Pendant ce temps, l’Allemagne se réunifiait, élargissait sa zone d’influence en intégrant les pays de l’Est à l’UE, et menait une politique mercantiliste agressive. Et surtout, elle imposait une politique énergétique dangereuse pour la sécurité de l’UE.

    Avec l’entrée de la Pologne dans l’UE, la France a eu peur que l’Allemagne réunifiée se détourne d’elle pour Varsovie. Elle a alors tout fait pour garder l’Allemagne dans son giron en lui cédant quasiment sur tout et en essayant d’écarter au maximum la Pologne. On l’a vu avec l’Alliance Chirac-Schröder-Poutine contre les États-Unis lors de la 2ème guerre d’Irak. En France, on considère cela comme un grand succès diplomatique français, mais c’est avant tout un grand moment de géopolitique germano-russe. C’est ce qu’on appelle le néo-eurasisme, qui est le cadre idéologique actuel de l’impérialisme russe.

    À cette époque, Paris pense que les USA ne sont plus indispensables, veut tout faire pour garder Berlin, tout en tapant sur Varsovie, alors que l’Allemagne cherche un rapprochement avec Moscou pour son gaz, qui va lui permettre de déclasser économiquement tous les pays de l’UE. C’est à partir de ce moment-là que les élites françaises ont voué un culte aveugle au « couple franco-allemand ». Elles pensent, comme de nombreux dirigeants polonais, que l’Allemagne est une sorte de "gentille puissance bienveillante". L'Allemagne a réussi l’exploit de convaincre la grande majorité des élites françaises et polonaises que sa politique est dans leur intérêt. Alors qu’elle nous a mené une guerre économique avec sa politique mercantiliste et énergétique avec Nord Stream.

    Bien sûr, l’Allemagne a le droit d’essayer d’avoir l’économie la plus compétitive et la plus dynamique. Le problème est qu’elle l’a fait de façon particulièrement malveillante et au détriment des populations européennes. Afin de s’assurer une hégémonie dans les échanges intra-européens et le leadership mondial des excédents commerciaux, Gerhard Schröder, puis Angela Merkel, ont fait passer l’Allemagne de nain politique sur la scène internationale à leader unique de l’UE.

    Beaucoup d’entre vous diront que j’exagère, mais la guerre économique et énergétique que nous a livrée l'État allemand est documentée. Je vous invite à lire notamment le rapport du parlement français sur les raisons de la perte de souveraineté et d'indépendance énergétique de la France. Berlin a tout fait pour saboter, notamment via les règlements européens et ses fondations, le nucléaire français qui était le principal avantage concurrentiel de notre industrie et qui nous permettait de ne pas être dépendant du gaz russe. C’est grâce au gaz russe bon marché que l’Allemagne a assis son hégémonie économique, puis politique sur l’Europe. Il faut bien comprendre que de nos jours, l’énergie est la base de toute économie moderne. Sans elle, nous ne pouvons rien transporter, produire, transformer ou encore transmettre.

    Conclusion

    Le problème du gaz russe a été réglé grâce à l’Ukraine, pour l’instant, mais les capacités structurelles et intrinsèques de l'État allemand à mener des actions d’influence malveillantes contre nos deux pays existent toujours. Pour résoudre ce problème, il faudrait des réunions bilatérales franco-polonaises au plus haut niveau fréquentes et régulières, dont l’un des sujets doit être de savoir comment limiter l’hégémonie allemande au sein de l’UE pour une meilleure stabilité et un développement européen optimal. Comme le disait déjà le général de Gaulle en 1919, la Russie est une puissance vindicative dont l’Allemagne est une alliée naturelle. Dans ce cadre, le meilleur allié de la Pologne, c’est la France, car sans Paris, Varsovie est à la merci de Berlin et Moscou ; et sans Varsovie, Paris est à la merci de Berlin. C’est une constante de l’histoire et une permanence géopolitique de nos deux pays. À partir du moment où Français et Polonais auront en permanence cela à l’esprit, nos relations ne pourront que se redévelopper comme auparavant.

     

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