La France peut remercier les héros qui ont détruit les gazoducs Nord Stream I & II

2023-03-23
Temps de lecture 12 min
Depuis plusieurs mois, tout le monde s’interroge sur l’identité de ceux qui ont détruit les deux gazoducs reliant la Russie à l’Allemagne. Sont-ils Américains ? Britanniques ? Danois ? Finlandais ? Norvégiens ? Polonais ? Suédois ? Russes ? Ukrainiens ? Et pourquoi pas Français ?

 

C’est tout de même la France qui avait le plus à gagner à cette destruction. Bien sûr, cela semble irréaliste au regard de la croyance des élites françaises en la toute-puissance du dogme du « couple franco-allemand ». Jusqu’il y a peu, Emmanuel Macron croyait encore en la bonté infinie de l’Allemagne. Tous les représentants des partis de gouvernement français présentaient l’Allemagne comme une puissance bienveillante et un exemple à suivre. Aucun ne remettait en cause le dogme du « couple franco-allemand ». Bien que ce dogme soit toujours en vogue, il n’existe plus d’unanimité sur ce sujet depuis la guerre de la Russie à l’Ukraine. Certains ont enfin compris que Paris s’était fait berner par Berlin, que pendant que la France était en pleine dévotion au « couple franco-allemand », l’Allemagne livrait une guerre énergétique sans pitié contre elle. Par contre, les dirigeants français n’ont toujours pas compris que cette guerre énergétique n’était qu’une partie de la guerre économique que l’Allemagne menait à une grande partie du continent européen. 

Avec le gazoduc Nord Stream I, les Allemands ont pu bénéficier de gaz russe peu cher et en grande quantité. Nord Stream I couvrait l’équivalent de 55% de la consommation allemande en gaz, l’ouverture du deuxième gazoduc Nord Stream II aurait doublé la quantité de gaz russe arrivant en Allemagne. Avec ces deux gazoducs, tous les besoins allemands auraient été couverts. Il faut bien comprendre que de nos jours, l’énergie est la base de toute économie moderne. Sans elle, nous ne pouvons rien transporter, produire, transformer ou encore transmettre. C’est notamment grâce au gaz russe peu cher que l’Allemagne a assis son hégémonie économique sur l’Europe, c’est avec lui qu’elle comptait la faire perdurer. Bien sûr, l’Allemagne a le droit d’essayer d’avoir l’économie la plus compétitive et la plus dynamique. Le problème est qu’elle l’a fait de façon particulièrement malveillante et au détriment des populations européennes.

Commençons par la France. La même année, en 2011, Nord Stream I est achevé et Berlin  décide de sortir du nucléaire. A partir de cette date, l’Allemagne va faire tout son possible pour détruire un des derniers avantages compétitifs de la France : son industrie nucléaire, qui garantit aux Français des prix relativement bas de l’électricité. Berlin déploie alors des efforts considérables, en faisant à la fois pression directement sur le gouvernement français (comme pour la fermeture de la centrale nucléaire de Fessenheim, proche de la frontière avec l’Allemagne) et indirectement via la règlementation européenne, le lobbying des ONG anti-nucléaires et les écologistes français, comme l’a très bien démontré Fabien Bouglé. Pour cet expert français en politique énergétique et auteur de l’ouvrage “Nucléaire, les vérités cachées”, l’Allemagne mène une offensive terrible pour détruire EDF (« Electricité de France » est l’opérateur historique qui exploite les 58 réacteurs nucléaires français). L’année dernière, devant une commission d’enquête parlementaire, l’ancien PDG d’EDF, Henri Proglio, n’hésitera pas à accuser : « L’obsession allemande depuis 30 ans, c’est la désintégration d’EDF. Ils ont réussi. » Le saccage de la filière nucléaire sous l’impulsion d’écologistes alliés des présidents Hollande et Macron de 2012 à 2022, fera passer la France de 1er exportateur européen d’électricité à importateur net. Depuis la guerre en Ukraine, la France s’est remise à investir massivement dans le nucléaire et devrait embaucher 10-15000 personnes par an jusqu'en 2030.

L’Europe centrale, elle, a pris conscience bien plus tôt du danger que représentait l’accord énergétique germano-russe Nord Stream, qui était vécu comme un symbole d’injustice et de domination. Non seulement il évitait tous les pays de l’Est, mais en plus, ses capacités allaient supplanter les deux gazoducs passant actuellement par ces pays, ce qui aurait donné à la Russie un outil de chantage. Pour les pays de cette zone, mais aussi les pays scandinaves, ce projet minait la sécurité énergétique européenne. De plus, d’un point de vue légal, il posait problème, car la législation énergétique définie par Bruxelles interdit à une entreprise d’assurer à la fois l’extraction, le transport et la vente de gaz. Malgré cela, Berlin a maintenu son projet qui lui aurait permis de couvrir ses besoins annuels en gaz via une seule source d’approvisionnement: la société russe Gazprom. Aussi, lorsque la Commission poursuit la Pologne et ferme les yeux sur la politique énergétique de l’Allemagne qui met en péril les intérêts vitaux des pays de l’Est, ces derniers ont vu, au mieux, une injustice, au pire, l’hégémonie allemande et russe de nouveau en action. Il est d’ailleurs intéressant de noter que l’on retrouve ces pays, comme alliés de la France à Bruxelles, dans la « guerre du nucléaire » qui l’oppose à l’Allemagne.  En effet, cette dernière n’a pas seulement livré une guerre énergétique à la France, mais aussi une guerre économique aux pays d’Europe centrale.

Comme je l’écrivais déjà en 2017, afin de s’assurer une hégémonie dans les échanges intra-européens et le leadership mondial des excédents commerciaux, Gerhard Schröder, puis Angela Merkel ont fait passer l’Allemagne, de nain politique sur la scène internationale, à leader unique de l’UE. Avant la crise du Covid, l'Allemagne accaparait plus de 20% des excédents commerciaux mondiaux (plus que la Chine et ses 14%) alors qu'elle représente 1,1% de la population mondiale. Cette part à quasiment doublé depuis l’arrivée au pouvoir de Merkel. Pour ce faire, elle a mis en place une politique mercantiliste dont le but est de dégager un excédent de la balance commercial le plus élevé possible, via une vision très utilitariste de ses partenaires européens. De cette vision utilitariste de l’Allemagne découle la vassalisation de la France et la réduction de l’Europe de l’Est à une plateforme de production.

L'enjeu pour Berlin est de capter un maximum de liquidités via une balance commerciale sur-excédentaire. C'est-à-dire, comme l'expliquent très bien l'économiste Olivier Passet et le philosophe Pierre Manent, de rester LE donneur d'ordre industriel de l'Europe via une vassalisation de cette dernière. Il s'agit de continuer à importer massivement des biens intermédiaires de qualité, mais à bas coût, les assembler chez elle, via des opérations à forte valeur ajoutée et les revendre sur le segment haut de gamme. Cela permet à ses entreprises de réaliser des marges confortables et ainsi investir dans l'innovation, la formation et les salaires. Les marchés européens sont ainsi moins pour elle des débouchés que des fournisseurs bon marché. Or, cette politique condamne les autres pays européens, s'ils veulent rester dans le jeu, à une stratégie défensive: compression des marges, plans sociaux, modération salariale. Il est donc absolument nécessaire pour l'Allemagne de convaincre constamment ses partenaires, au sein de l'UE, que sa politique est dans leur intérêt. Le meilleur exemple est la mise en place des réformes allemandes du marché du travail «Hartz», qui sont en train de devenir la norme en Europe. Par l’injustice qu’elle génère, cette politique est extrêmement difficile à maintenir sur le long terme. Pour ce faire, l’Allemagne n’a d’autres choix que de contrôler l’administration européenne (la plupart des hauts postes de l’UE sont occupés par des Allemands). Cette fuite en avant pervertit le projet européen, car elle oblige la démocratie allemande à mettre sous tutelle Bruxelles.

Ainsi, via l’administration européenne, elle a non seulement essayé de détruire le nucléaire français, mais aussi tenté de mettre au ban la Pologne, avec l’aide du gouvernement français, qui a souvent joué le rôle du « bad cop » pour le plus grand intérêt de l’Allemagne, mais au détriment du sien. Alors que la Pologne, élément clé de la production allemande, s’affranchissait peu à peu de la tutelle de Berlin, ses coûts salariaux augmentaient dangereusement du fait de sa croissance vertigineuse. Grâce à une campagne de dénigrement efficace et l’action de la Commission européenne, il est désormais communément admis par tous qu’il faut lui réduire drastiquement les fonds européens, ce qui aura pour conséquence de réduire sa croissance et donc ses coûts salariaux. Ce qui sera bénéfique à l’industrie allemande et non à la française, qui commençait à redevenir un peu plus compétitive face à la hausse des coûts de l’Est.

Il est impressionnant de voir à quel point les permanences géopolitiques ont la dent dure. Comme je l’écrivais dans mon article : De Gaulle serait-il aujourd’hui pro-russe (LINK)?, le général de Gaulle, en 1919, énonçait que c’était une constante de l’histoire que la Russie était une puissance vindicative dont l’Allemagne est une alliée naturelle. Dans ce cadre, la meilleure alliée de la Pologne, c’est la France, car sans Paris, Varsovie est à la merci de Berlin et Moscou ; et sans Varsovie, Paris l’est de Berlin. L’alliance germano-russe a toujours été néfaste pour la France, et si l’Ukraine perd la guerre, cela renforcera la Russie, donc l’Allemagne, alors que tout ce qui affaiblit cette alliance est bénéfique pour la France.

Aussi, pour toutes ces raisons, vous comprendrez pourquoi la destruction de Nord Stream est une incroyable aubaine pour la France. Elle a permis d’affermir la volonté de la relance de l’industrie nucléaire française, de priver l’Allemagne de son gaz russe peu cher qui était le socle de son hégémonie et de la priver de la tentation de revenir à son alliance énergétique avec la Russie au détriment des intérêts de l’Ukraine, de la France et des pays d’Europe centrale. Pour toutes ces raison, nous pouvons dire que ceux qui ont détruit Nord Stream sont des héros qui mériteraient des statues en leur honneur.


 

Photograph: Ceremony of opening of gasoline Nord Stream. Among others Angela Merkel and Dmitry Medvedev [source: www.kremlin.ru]

 

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