Loup Viallet : « Pour devenir une puissance incontournable sur la scène européenne, la Pologne doit développer une géopolitique africaine et bâtir des convergences avec la France. »
Loup Viallet est directeur de collection, auteur, conférencier et analyste. Spécialiste en géopolitique africaine et en économie internationale, il a écrit "La fin du franc CFA" (VA Éditions, 2020) et "Après la paix" (VA Éditions, 2021). Voir son portrait dans Contrepoints : Loup Viallet : l’auteur qui repense les rapports entre la France et l’Afrique (contrepoints.org)
Patrick Edery: Dernièrement, est paru un portrait de vous dans Contrepoints, lequel titrait : « Loup Viallet : l’auteur qui repense les rapports entre la France et l’Afrique ». Face à la propagande anti-française sur le continent africain et aux problèmes provoqués par l’immigration de masse en provenance de ces pays vers la France, un esprit taquin pourrait être tenté de vous demander : pourquoi entretenir des rapports avec l’Afrique actuellement ? Dans l’intérêt des deux parties, une pause dans nos relations ne serait-elle pas plus profitable?
Loup Viallet: Votre esprit taquin n’est pas le seul s’interroger sur la nécessité d’une « pause » dans les rapports entre la France et l’Afrique.
Encore faudrait-il la définir : pour des politiques et des agitateurs extrémistes comme Jean-Luc Mélenchon, Juan Branco ou Kémi Séba, cette « pause » s’assimilerait à la fin d’une forme de tutelle postcoloniale que la France exercerait sur ses anciennes colonies africaines (la « Françafrique », matérialisée par le franc CFA et la présence militaire française en Afrique de l’Ouest et en Afrique centrale). Leur diagnostic est aussi loufoque que dangereux : la Françafrique n’existe plus depuis la fin de la guerre froide qu’à l’état de fantasme, de discours paranoïaque. Ce mot-valise fumeux permet de déresponsabiliser les gouvernements africains de leurs choix souverains en accusant la France de maux dont elle n’est pas responsable. La majorité des intérêts des entreprises françaises en Afrique sont depuis longtemps hors de l’ancien « pré carré » (au Maroc, au Nigéria, en Afrique du Sud, en Angola…) et la garantie française sur le franc CFA* (le trésor français assure la convertibilité illimitée et la parité fixe entre le franc CFA et l’euro sans conditions de ressources) profite plus de 50 fois plus aux entreprises africaines qu’aux économies européennes. Quant aux coups d’Etat qui se succèdent en Afrique subsaharienne, ils reçoivent les bons baisers de Moscou… pas de Paris.
Certains universitaires dont le jugement n’est obscurci par aucune forme de dogmatisme militant rompent eux aussi avec le diagnostic d’une France néocoloniale mais partagent les conclusions des démagogues que j’ai cités précédemment. Pourquoi ? Parce que, précisément, ils considèrent que la démagogie a eu raison de la réputation et de l’autorité de la France en Afrique. Que toute politique africaine serait devenue « contre-productive » à cause d’un rejet de la France amplifié et instrumentalisé par des idéologues et des propagandistes. C’est le cas notamment de MM Michael Shurkin et Pierre Haroche, qui souscrivent à l’idée selon laquelle la France serait devenue « radioactive » dans la région et suggèrent l’abandon d’une politique de puissance en Afrique subsaharienne. Pour Shurkin, la France ferait mieux de se replier sur « l’Indo-Pacifique » pour défendre ses « intérêts vitaux ». Pour Haroche, le démantèlement de la coopération militaire franco-africaine permettrait de renforcer la présence des armées françaises en Europe de l’Est.
J’ai récemment exprimé mon désaccord avec ces conclusions dans une réflexion publiée dans les colonnes de Causeur. Il me semble que ces MM Shurkin et Haroche surévaluent le sens politique du « sentiment antifrançais » (tout comme sa réalité : à titre d’exemple, au Niger le sentiment anti-français a été massivement alimenté APRES le putsch du général Tchiani et n’en a pas constitué une cause ; au Gabon le nouveau régime putschiste a immédiatement exprimé sa volonté de poursuivre sa coopération avec la France, etc.) et sous-estiment l’importance de la stabilité de l’Afrique pour la sécurité non seulement de la France mais du continent européen, d’ouest en est. Nous n’avons pas la même lecture des intérêts français et européens. Ni des intérêts poursuivis par nombre d’Etats africains, qui ont besoin d’alliés sûrs, puissants et déterminés pour renforcer sécurité et concourir à leur émergence économique.
Contrairement à l’Asie, l’Afrique est marginale dans le commerce extérieur de la France et des pays européens. Cependant il est absurde de considérer l’importance de l’Afrique pour l’Europe à l’aune du solde de notre balance commerciale. Les faiblesses africaines ont des conséquences directes sur les sociétés européennes. Ces trois dernières années, la succession des coups d’Etat au Sahel a renforcé des foyers de menaces qui pèsent sur l’avenir des deux continents : expansion des groupes terroristes islamistes, pression migratoire accrue vers les pays du Golfe de Guinée, d’Afrique du Nord et d’Europe, implantation de l’impérialisme russe au Mali…
Je ne défends pas ici la politique africaine de la France telle qu’elle se pratique actuellement, de manière illisible, percluse d’hésitations et de contradictions, mais la nécessité d’une politique africaine pour la France et ses voisins européens. La sécurité des frontières européennes ne se joue ni au Timor oriental, ni au Bangladesh, ni sur les îles Cook. Elle est testée sur notre flanc est, aux frontières avec la Russie, et sur notre rive sud dans notre voisinage méditerranéen et notre grand voisinage africain.
Se détourner du continent africain n’est, à mon sens, ni souhaitable, ni même possible : d’un point de vue géopolitique, l’Afrique est à la France et à l’Europe ce que l’Amérique latine est aux Etats-Unis : un espace dont la proximité avec notre continent implique le partage d’intérêts vitaux.
L’instrumentalisation de l’immigration comme arme de déstabilisation de l’Europe par la Russie est une réalité bien connue en Pologne, qui en 2021 avait été attaquée par la Biélorussie, utilisant des migrants. Alors que l’Europe réarme à l’Est, comment interpréter l’action de la Russie « à notre frontière sud », dans notre « grand voisinage méditerranéen et africain » comme vous dites ?
Il faut avant tout une prise de conscience européenne des périls partagés à notre frontière sud. C’est un préalable nécessaire à la construction de coalitions entre Européens et de convergences avec les Africains.
Pendant combien de temps les Européens accepteront-ils de laisser le Kremlin les mettre en joue sur leur façade méditerranéenne ? Quand comprendront-ils que laisser la Russie exploiter les fragilités de l’Afrique met en péril non pas un mais deux continents ?
Ces dix dernières années, Moscou a approfondi sa coopération militaire avec le régime algérien et s’est ingéré dans le conflit libyen à travers des sociétés militaires privées comme Wagner. On a vu le seul porte-avions russe mouiller dans le port de Tobrouk en 2017 mais aussi des navires de guerre russes faire des exercices communs avec des bâtiments algériens sur les côtes algériennes en août 2018, en novembre 2019, en août et en novembre 2021, en octobre et en juillet 2022 et en août 2023.
Au sud du Sahara, le régime de Poutine sert d’assurance-vie à la junte installée au Mali depuis 2020 et au gouvernement de Touadéra en Centrafrique depuis 2016. Partout où la Russie s’est implantée, on constate une dégradation sécuritaire, un saccage économique, des massacres de civils, une explosion migratoire et un morcellement des frontières.
En amplifiant ses faiblesses, l’action du Kremlin concourt à paralyser l’émergence économique de l’Afrique et à hypothéquer la paix et la stabilité entre les deux continents.
En 2014, la Pologne a envoyé un contingent militaire en soutien à l’opération française Sangaris en Centrafrique, considérant que l’instabilité de la région avait des répercussions inquiétantes pour le continent européen. Elle ne doit pas s’arrêter en si bon chemin. Alors qu’elle est en train d’acquérir un certain leadership en Europe centrale et orientale, elle ne pourra devenir une puissance incontournable sur la scène européenne qu’en développant une politique africaine à l’unisson avec la France, en première ligne de la préservation de la défense des frontières extérieures de l’Europe au sud.
Ensemble, nous n’avons pas seulement intérêt à contenir l’influence russe à notre frontière sud, mais à la déraciner. Ensemble, nous avons intérêt à investir dans l’émergence des pays africains. Le morcellement de l’Afrique serait un désastre pour l’Europe.
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