Où sont passées les cocardes hongroises ?

2023-04-05
Temps de lecture 10 min
Pest, 15 mars 1848, 8h00. Le printemps arrive à grands pas, le temps est enfin doux après un long hiver. Au Pilvax, un café du centre-ville, tout près de la place des Franciscains, six hommes de réunissent. Les discussions sont enflammées, la fièvre révolutionnaire couve depuis plusieurs jours. À l’aube, ces jeunes hommes de lettres, inspirés par les idéaux révolutionnaires français, ont rédigé une liste de 12 points ; autant d’exigences réformistes qu’ils entendent bien imposer à l’Empereur pour mettre fin à la censure, obtenir des éléments d’indépendance nationale et tendre vers l’état de droit. Le tout au cri de liberté, égalité, fraternité.

Le poète Sándor Petőfi, immense figure du romantisme nationaliste européen, sera le visage le plus représentatif de cette révolution qui ne sera écrasée un an et demi plus tard que grâce au concours des armées du Tsar de Russie.

En 1928, durant la Régence de l’amiral Horthy, le 15 mars devient fête nationale. D’abord boudée par les communistes, la fête est finalement réinstaurée progressivement, prudemment, faisant valoir le caractère républicain et social de la révolution de 1848, mais mettant sous le tapis les velléités d’indépendance ou de liberté d’expression.

Enfin, le 15 mars devient jour de fête nationale au changement de régime et est depuis célébré en grande pompe.

Budapest, 15 mars 2011, 8h00. Le printemps arrive à grands pas, le temps est enfin doux après un long hiver. Jour férié oblige, les magasins sont fermés, les transports se font plus rares et la Hongrie s’apprête à célébrer ce jour particulier. Ayant emménagé en Hongrie en octobre 2010, c’est la première fois que je vis cette fête nationale en Hongrie.

Depuis quelques jours, des cocardes sont à vendre dans toutes les superettes de Budapest, et dès l’avant-veille, elles fleurissaient sur les poitrines. Sortant pour aller assister aux cérémonies, mon cœur bondit de voir les rues drapées du tricolore hongrois. Le rouge, le blanc et le vert habillent le devant des immeubles d’habitation, parent les bus et décorent les ponts.

La journée est à la communion nationale, l’événement est ostensiblement rassembleur et je connais alors une de mes plus fortes expériences de patriotisme hongrois. Entendre la foule chanter les marches du XIXe en cœur, le tout sous une forêt de drapeau, ça ne laisse pas son homme indifférent.

Budapest, 15 mars 2023, 8h00. Le printemps arrive à grands pas, le temps est enfin doux après un long hiver. Jour férié oblige, les magasins sont fermés, les transports se font plus rares et la Hongrie s’apprête à célébrer une de ses fêtes nationales.

En regardant par la fenêtre, je constate que dans ma rue seul mon immeuble arbore le drapeau national – ce qui n’est pas un hasard : j’ai fait pression sur le syndic pour que le drapeau ne manque jamais aux fêtes nationales.

Malgré une météo clémente, les mines sont grises, et les cœurs aussi. Pratiquement aucune cocarde dans mon quartier populaire. D’ailleurs, difficile de trouver des cocardes en magasin cette année. Je remarque quelques regards sur ma poitrine cocardée – blasés, surpris, interrogateurs, aimables. Puis, voilà la première cocarde que j’aperçois ! Une jeune fille, a priori, aux cheveux bleus et à l’embonpoint notable, l’aborde mise côte à côte avec une cocarde arc-en-ciel. Un vieux monsieur à l’air triste semble me saluer du regard, sa cocarde défraichie accrochée de travers, sans arrêter sa marche pénible à l’aide d’une canne.

Dieu sait que je ne suis pas un républicain de cœur. Le 15 mars ne me parle pas vraiment, les révolutionnaires du XIXe ne sont pas ma tasse de thé et l’actuel régime politique hongrois n’est pas ce que j’appelle de mes vœux ; je ne cache pas une tendance monarchiste et traditionnaliste, entres autres. Aussi, j’ai pris part à de nombreux débats au sein de la droite hongroise sur le port de la cocarde, emblème anti-monarchiste de son époque. Mais l’Histoire est une affaire complexe, les jugements a posteriori souvent injustes et le temps érode tout, même les plus grandes peines et offenses. Après tout, le drapeau tricolore aussi est maçonnique, et pourtant…

Le syncrétisme est la sédimentarisation de nos expériences collectives en tant que nation et le ciment d’une vie collective volontairement organisée en Etat. Des points de rupture existent à différents moments et pour une certaine durée – jamais éternellement – mais le principe de réalité doit primer pour tout patriote : que ça plaise ou non, il faut faire avec beaucoup de choses déplaisantes pour écrire, ensemble, le roman national et aller de l’avant.

Alors, par amour pour la Hongrie, je porte, tous les 15 mars, la cocarde rouge blanche et verte. Certains camarades et amis, en désaccord, boycottent cette fête nationale. Je les comprends aussi.

Mais je ne crois pas que la foule que j’ai croisée dehors ce matin du 15 mars 2023  ne porta pas la cocarde pour cause de désaccord philosophique sur le syncrétisme historique et politique à appliquer pour l’intérêt national. Je crois bien qu’il faut plutôt ici parler de désintérêt national.

Car c’est précisément le désintéressement que je désigne comme coupable de ce délitement identitaire en cours et désormais bien avancé. Certes, le Fidesz de Viktor Orbán a peut-être une légère part de responsabilité, ayant, il y a une dizaine d’années, tenté de récupérer la cocarde, amalgamant patriotisme et vote Fidesz, et donc, par extension, le port de la cocarde et le vote Fidesz. Les manifestations de l’opposition de gauche durant les discours du Premier ministre ont poussé celui-ci à éviter les discours à Budapest pour le 15 mars et surtout, à mettre fin à la trêve de lutte politique en faveur de l’unité nationale.

J’ai grandi à l’ouest, et je ne connais que trop bien le mal qui se propage en Hongrie et qui avance encore plus vite qu’en France, pays de mon enfance et de mes aïeux paternels. La Nation fond au soleil, car le sentiment national, état d’esprit fort et intime, est en train de disparaître.

C’est le principal échec de Viktor Orbán, l’échec de la résistance culturelle. Mais comment lui en vouloir ? La Hongrie est un petit pays, sans capital, sans armée, sans arme nucléaire, passée des mains d’un maître à celles d’un autre. Aujourd’hui, la Hongrie est à la merci du libéralisme d’outre-Atlantique et ne peut pas résister aux injonctions des Etats-Unis en matière de Gay Pride, de télé poubelle ou de musique abrutissante, sans parler des vêtements, de l’architecture et de l’alimentation. Nous sommes tous aujourd’hui en Occident appelés à être des ersatz d’homo globalis, des sous-américains de la périphérie impériale.

Ce qui laisse présager un après règne orbanien et un héritage similaire à celui de De Gaulle après 68 : une société qui n’attendait que le départ du père de la nation, dernier rempart d’un conservatisme volontariste et pas très naturel, pour enfin faire sa révolte consumériste et se fondre dans le moule de l’indifférenciation mondialiste.

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