Vaut-il mieux renforcer la dernière armée opérationnelle du continent ou l’Ukraine?

2023-02-04
Temps de lecture 10 min

La livraison de chars lourds à l’Ukraine, en général et de chars Leclerc en particulier, fait débat. D’abord, car cela pourrait être interprété comme une « escalade » par Moscou. On ne voit pas bien où serait l’escalade par rapport à l’envoi, déjà réalisé, de systèmes bien plus sophistiqués tels que les Himars ou les Patriot, mais passons. Dans les faits, nous ne faisons que répondre, avec beaucoup de retard, à l‘escalade russe : ce sont les Russes qui sont passés, en moins d’un an, d’une « opération spéciale » à l’invasion d’une grande partie du pays, l’annexion de régions ukrainiennes, la destruction de villes, d’infrastructures civiles, l’assassinat de civils, la déportation d’enfants ou encore la mise en service d’armes provoquant des tsunamis radioactifs. Sans parler de leurs TV publiques et dirigeants qui menacent de rayer de la carte la Grande-Bretagne ou la France. Ce que ne semblent pas comprendre les grands experts français de la question, qui, il faut l’avouer, sont brillantissimes, mais se trompent tout le temps, c’est que le régime de Poutine a une mentalité de racaille. Ce régime ne respecte et ne comprend que la force. Rappelez-vous qu’au début des livraisons d’armes, Moscou menaçait l’Occident de la fin du monde. Et ? Rien. Juste une liste interminable de politiciens et leaders d’opinion occidentaux apeurés qui se sont couchés sans même que les Russes le leur demandent. Les gangsters au pouvoir à Moscou aiment bien trop leur vie fastueuse pour déclencher une guerre nucléaire. La seule réelle escalade, à mon avis, serait la livraison de l’arme atomique à l’Ukraine. L’escalade n’est qu’une excuse, pour les pseudos-pacifistes, afin d’empêcher que les armes nécessaires à la défense de l’Ukraine soient livrées.

Ensuite vient la question de savoir si la France doit envoyer ses chars Leclerc. Pour certains, cela permettrait de redonner confiance aux pays de l’Europe de l’Est échaudés par les propos du Président Macron. Outre que cela ne peut être une priorité en soi, la livraison des 50 chars « légers » AMX 10 qui a ouvert l’envoi des chars lourds par les autres pays occidentaux, est, concrètement, plus importante que l’envoi d’une quinzaine de Leclerc. Autre argument pour l’envoi de Leclerc, cela permettrait de préparer nos exports de demain. Problème : le Leclerc n’est plus produit, aussi l’exporter sera compliqué. Et tout le problème est là.

La France aurait actuellement un peu plus de 200 chars en service. Il en existerait bien plus en stock, mais il faut savoir que nos 200 chars doivent nous durer au moins jusqu’en 2040, plus sûrement 2050. Et comme nous ne les produisons plus, ceux en stock sont là pour maintenir une flotte permanente d’environ 200 chars en service. Si nous puisons dans ces 200 chars, cela entraînera forcément une diminution drastique des enveloppes et donc de l’activité industrielle stratégique de maintenance, modernisation et reconditionnement de ces chars. Les heures d’entraînements des équipages français sur ces chars devront aussi être diminuées. De plus, le Leclerc étant le char européen le plus moderne, le temps d’apprentissage des Ukrainiens, pour arriver à évoluer en formations de plusieurs chars tout en optimisant toutes ses capacités, prendra bien plus de temps qu’avec un char allemand Leopard. Ce dernier est le char le plus courant en Europe et qui est le seul pouvant être livré en quantité suffisante pour subvenir aux besoins ukrainiens.

Aussi, si nous souhaitons envoyer des chars lourds à l’Ukraine, il serait préférable pour Paris comme pour Kiev d’acheter des Leopard (qui ont été vraiment conçus pour répondre au choc avec l’armée soviétique) d’occasion à des pays qui en sont équipés (comme la Suisse, la Turquie, l’Indonésie, Singapour ou encore le Qatar). Afin que cela soit aussi utile à nos troupes, nous pourrions même imaginer des formations communes sur ces chars. Nos techniciens pourraient aller dans les ateliers de maintenance polonais et tchèques pour voir comment ils réussissent à transformer non seulement 5 chars rabougris en 3-4 chars flambants neufs prêts pour l’envoi sur le front, puis à réparer ceux qui reviennent du front ukrainien.

La France commence à avoir bien trop de « trous dans la raquette » pour se défaire de ses Leclerc. Surtout qu’en attendant la monté en puissance de l’armée polonaise en 1ère armée terrestre d’Europe, nous sommes la dernière armée du continent à être réellement opérationnelle. Certains répondront que c’est vrai, mais pourquoi faire ? C’est simple : depuis la chute de l’URSS, nous n’avons jamais fait face à tant de risques. Si demain, la Chine et la Corée du Nord s’allient à la Russie et exercent un blocus général sur l’Asie du sud-est, et que l’Iran bloque le détroit d’Ormuz, les Américains n’auront d’autres choix que d’intervenir, et alors, toutes leurs capacités de projection seront utilisés. Dès lors, l’Europe sera seule face aux Russes qui désormais sont en capacité de contrôler tous les couloirs de migration africains et de déclencher des tsunamis migratoires en Méditerranée. Les attaques sur la frontière polonaise par la Biélorussie, utilisant des migrants en 2021, nous démontrent que cela n’est pas un scénario de science-fiction . Une confrontation de l’Algérie, alliée russe, avec le Maroc, allié des USA, n'est pas à exclure. Tout cela nous couperait du gaz algérien et qatari. Nous pourrions donc être contraints d’intervenir sur le flanc sud tout en nous défendant sur le flanc est de l’Europe.

Aussi, plutôt que de réfléchir si nous devons envoyer des chars Leclerc, il serait préférable de réfléchir comment nous procurer plus de chars. Nous pourrions faire comme les Polonais et acheter des chars K2 coréens (aussi modernes que les Leclerc) qui sont immédiatement disponibles. Mais nous plomberions encore une fois notre outil industriel qui dépérit. Or, nous en aurons bien besoin si demain, l’Asie n’est plus accessible. Il faut savoir que 1000 chars dans toute l’Europe vont devoir être remplacés avant 2030. Aussi, le programme franco-allemand de « char du futur » qui ne pourra pas proposer un char opérationnel avant 2045 va arriver trop tard. L’utilité de s’accrocher à ce programme est d’autant plus questionnable quand on observe ce qui se passe en Ukraine. Sur place,  face aux armes modernes occidentales (qui de par leur coût exorbitant ne peuvent qu’être livrées en faible quantité), les Russes saturent le champ de bataille d’hommes et de matériel obsolètes dans le but de déborder les Ukrainiens et d’épuiser leurs ressources. Nous voyons bien que les Russes sont dépassés technologiquement, aussi pourquoi vouloir faire un char encore plus moderne, qui sera encore plus cher que le Leclerc et que nous devrons donc produire en nombre très restreint. En caricaturant, dans une génération notre armée sera constituée de 10 avions du futur et 50 chars du futur qui feront face à 5000 avions obsolètes et 10 000 chars de conception soviétique. Il suffira bientôt à nos ennemis d’éliminer nos 10 pilotes et 50 conducteurs de char ou prendre en otage leurs familles pour gagner la guerre.

Pour toutes ces raisons, il est urgent de nous réindustrialiser massivement et à marche forcée. Dans ce cadre, pourquoi ne pas réouvrir des chaînes de production du Leclerc, ou mieux, de donner immédiatement les budgets au groupe franco-allemand KNDS (KMW plus NEXTER Defense Systems) pour mettre en production son démonstrateur technologique « Enhanced Main Battle Tank » (EMBT). Il allie le meilleur du Léopard (son châssis) et le meilleur du Leclerc (sa tourelle). Il pourrait devenir vite le nouveau standard des armées européennes et bénéficier de nombreuses commandes. Plus globalement, au regard des risques et ce que nous enseigne le champ de bataille ukrainien, il vaut mieux des armements en masse aujourd’hui que des « programmes du futur » dans 20 ans.  

 

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